Pourquoi joue-t-on toujours de l’orgue?
1. L'instrument associé au protestantisme
Cette association ne va pas de soi en Suisse romande! Au XVIe siècle, les réformés décident d’abandonner l’orgue, soupçonné de déconcentrer les fidèles de la parole de Dieu. Les instruments existants sont démontés et leurs tuyaux «fondus et transformés en vaisselle pour l’hôpital», raconte Vincent Thévenaz, titulaire de l’orgue de la cathédrale de Genève.
Comme Calvin à Genève, Zwingli partage la même réticence à Zurich envers l’instrument «de la papisterie», décrypte Bernard Reymond. Durant deux siècles, «le chant de l’assemblée remplace l’orgue. Des trompettes d’église sont cependant introduites, elles perdureront jusqu’en 1925», explique le professeur honoraire de la Faculté de théologie de l’Université de Lausanne.
Ailleurs dans le monde protestant, l’approche est différente: aux Pays-Bas, l’orgue est autorisé, mais… après le culte! Et en Allemagne, Luther ne le rejettera jamais, au contraire: toute une tradition organistique verra le jour, marquée notamment par la dynastie Bach, Jean-Sébastien en tête (1685-1750).
Côté romand, il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir un premier orgue réapparaître dans l’église Sainte-Claire de Vevey (1739). Les villes romandes s’équipent ensuite les unes après les autres. Au départ, les pièces jouées sont des oeuvres allemandes. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’un répertoire réformé et romand voit le jour. Après la Seconde Guerre mondiale, les plus petites communes ont les moyens de s’équiper. Si l’orgue est aujourd’hui indissociable du culte protestant, «son rôle comme instrument d’église est finalement assez récent», remarque Bernard Reymond. L’association entre églises équipées d’instruments, utilisation systématique de ceux-ci lors des cultes et compositions locales n’atteint son paroxysme qu’il y a cinquante ou soixante ans.
Aujourd’hui, l’usage religieux de l’orgue ne va plus de soi partout. Celui-ci doit par endroits négocier sa place entre d’autres instruments, avec des aménagements. Voire imposer une formation et des connaissances aux ministres ou commissions chargées de la musique et des organistes. Entre des organistes stars et une nouvelle génération dépourvue de culture liturgique, l’implication et les motivations peuvent être différentes.
2. Un patrimoine entretenu
Un demi-million pour la restauration de l’orgue Walcker de la collégiale de Neuchâtel, 700'000 francs pour le nouvel orgue de Cossonay (VD)… Les coûts qu’engendre l’instrument sont justifiés par les heures de travail et le savoir-faire nécessaires. Mais les sommes en jeu font parfois grincer des dents. Selon les cantons, ces dépenses sont prises en charge par la collectivité, c’est le cas du canton de Vaud. A Genève, au contraire, les philanthropes et acteurs privés prennent soin des 120 orgues du canton. Pour les grands orgues qui donnent lieu à des concerts régulièrement, ou les orgues historiques, investir ne fait pas débat et des solutions publiques ou privées sont trouvées.
Pour ce qui est des instruments qui ne sont pas «remarquables», c’est moins simple. Ainsi, l’orgue de Bellevaux ne devrait pas être rénové à la suite de la détection d’amiante dans l’instrument. Dans tous les cas, de plus en plus souvent, «les communes vaudoises sollicitent la participation d’acteurs privés», explique Denis Pittet qui préside l’Association des orgues Ahrend du temple de Morges, visant à soutenir leur exploitation. Dans sa commune, «sur un coût total d’un million de francs, la collectivité a pris en charge 770'000 francs et nous avons trouvé 230'000 francs. Mais ce choix a été fait il y a cinq ans. Il n’est pas sûr que, face aux difficultés énergétiques actuelles, la municipalité aurait fait aujourd’hui le même arbitrage…», reconnaît l’ancien conseiller municipal. Parmi les contributeurs privés, la Loterie romande soutient souvent ces projets au titre de sa contribution patrimoniale. Preuve que les orgues sont vus comme une part de l’identité locale.
Cette mobilisation publique-privée autour des instruments enclenche un «cercle vertueux», selon Guy-Baptiste Jaccottet, organiste à la paroisse protestante de La Tour-de-Peilz: «Bien entretenu, l’instrument donne envie de jouer, ce qui permet d’organiser des concerts, de susciter l’envie de nombreux musiciens de venir y jouer.» La présence d’une association locale permet la promotion et la communication… Finalement, l’investissement financier initial génère à son tour une dynamique positive. Même si «le rajeunissement du public est un réel enjeu», reconnaît Vincent Thévenaz.
3. Un signe de prestige et de sacralité
Au-delà du «maintien du patrimoine», l’orgue est toujours associé au prestige lié à ses origines impériales! Un orgue est un instrument d’apparat, voire de pouvoir. Pour une commune, il représente un signe de richesse et de fierté: au cours de la Renaissance, chaque ville européenne rivalisait pour avoir le plus majestueux. «On ne va quand même pas accompagner nos cultes au piano!» soufflait l’un des interlocuteurs interrogés pour ce dossier. «Au milieu du XXe siècle, notamment sous l’impulsion du mouvement Eglise et Liturgie, l’orgue a été recherché dans les cultes pour retrouver un environnement visuel et sonore véhiculant davantage une poésie du sacré», explique Bernard Reymond. Pour conférer de la dignité à un événement, l’orgue est donc vu comme irremplaçable.
4. Plus pratique qu'on ne croit!
On ne dirait peut-être pas, à regarder ces instruments de plusieurs tonnes, mais ils ont plusieurs atouts! Leur volume, leur amplitude sonore est inégalable. Un orgue remplace un orchestre. D’ailleurs, au XIXe siècle, la bataille entre les deux formations faisait rage. Entre financer un ou une organiste ou alors une trentaine de musiciens, qu’est-ce qui est plus économique? Evidemment, aujourd’hui, le choix du tout-électronique reviendrait peut-être moins cher… «Mais lorsqu’on doit défendre le choix d’un orgue à tuyaux face à un orgue électronique – ce qui arrive fréquemment – il ne s’agit pas seulement de prestige, mais de défendre une certaine qualité, une certaine authenticité, de même qu’un savoir-faire séculaire de construction d’instruments», glisse Guy-Baptiste Jaccottet.
Enfin, l’orgue, bien qu’en bois, ne craint pas tellement le froid (et donc le manque de chauffage), mais plutôt les écarts de températures importants, et davantage encore les forts taux d’humidité. Ce n’est pas tant la fraîcheur qui l’abîme que les environnements peu aérés, donc les temples peu fréquemment utilisés. «Comme n’importe quelle machine, un orgue non utilisé finit toujours par voir son état se dégrader», poursuit Guy-Baptiste Jaccottet.
5. Ils suscitent des passions
C’est peut-être la principale explication du maintien de l’instrument: une communauté de personnes passionnées et investies, qui s’élargit et se féminise. L’orgue draine des associations et des artistes passionnés. Une communauté de plus en plus savante, nourrie, instruite par des cours dans les hautes écoles de musique (la classe d’orgue de la HEM de Genève est née en 1863). Et une génération d’artistes qui n’hésite pas à communiquer autrement, à innover dans les formats, à prendre son bâton de pèlerin pour toucher un public curieux, même s’il ne va pas à l’Eglise.
6. Ils inspirent la création
Qu’il s’agisse des concerts d’Anna von Hausswolff, à la limite de la mystique, d’expérimentations jazz, de paysages sonores (Pascale Van Coppenolle à Bienne), de dialogues avec l’électro (Benjamin Righetti) ou avec des comédiens (Anne Chollet à Moudon), l’orgue ne cesse de se réinventer.