L'éthique d'une intervention militaire en Syrie: l'avis des experts
Stanley Hauerwas
Professeur émérite d'éthique théologique à l'École de théologie de l'Université Duke
Quels sont les motifs qui peuvent étayer une intervention militaire des États-Unis? On pourrait dire que ce qui justifie l'intervention des États-Unis, c'est le fait que la stabilité fait partie intégrante de leur politique étrangère dans le but de leur permettre de conserver leur place de première puissance mondiale. De ce point de vue, il serait judicieux d'intervenir. Mais sur le plan moral, cette intervention est dépourvue de justification.
Bien sûr, les gaz neurotoxiques sont une arme terrible. On entend parler d'armes de destruction massive et, dans le cas du gaz, les effets sont incontrôlables, car ils frappent aveuglément. Mais je le répète, je ne vois pas en quoi cette intervention entre dans la catégorie des «guerres justes», car la Syrie n'a pas attaqué les États-Unis.
Les États-Unis devraient demander à la Ligue arabe d'agir. Les voisins proches ont une responsabilité plus grande dans ce type de situations. En intervenant, les États-Unis ne font que renforcer leur image – qui reflète la réalité – d'une puissance impérialiste.
Les termes d'intervention et de non-intervention n'ont aucun sens. Les États-Unis comptent des centaines de bases militaires à travers le monde: nous intervenons déjà! La question est plutôt de savoir quelles sont les limites de l'intervention des États-Unis. Pour l'heure, il ne semble pas y en avoir du tout. Le président Barack Obama a d'abord hésité à s'engager dans une opération dont le pays aurait du mal à s'extirper. Je m'en félicite. Mais les États-Unis sont partout.
La tradition de la «guerre juste» se fonde sur une série de critères à l'aune desquels on juge l'opportunité de l'utilisation de la force à l'encontre d'un autre peuple. Les autorités légitimes et compétentes doivent en toute logique pouvoir affirmer que le recours à la force permettra de mettre un terme aux souffrances d'un peuple – ou du moins de les atténuer – et que ces mesures armées constituent un recours ultime après que toutes les mesures diplomatiques, sociales, politiques et économiques ont été épuisées.
William Galston
Agrégé supérieur, Brookings Institution
En principe, la théorie de la guerre juste justifie une intervention militaire pour protéger les vies humaines innocentes, pour autant que les actions proposées soient conformes aux critères d'efficacité et de proportionnalité. Mais les pays ne peuvent lancer une action militaire qu'une fois que tous les autres moyens de mettre fin au bain de sang ont été épuisés.
On peut se demander si cette condition a été remplie dans le cas de la Syrie mais les perspectives d'ouverture diplomatique semblent bien ténues et l'utilisation récente, par le gouvernement syrien, de gaz toxiques contre un bastion rebelle a probablement fait capoter les efforts diplomatiques.
Pour le régime du président Bachar el-Assad, il n'y a pas de tergiversation possible; s'il ne prend pas le dessus sur le plan militaire, il disparaîtra. On peut donc raisonnablement conclure que si nous ne faisons rien, rien ne va changer et le massacre de civils continuera indéfiniment.
Si nous pouvons agir de façon efficace pour protéger des vies humaines innocentes, nous avons l'obligation de le faire, à moins que le coût ne soit pour nous prohibitif, or il n'y a pas de raison de le penser. Les conditions n'étaient pas remplies au Rwanda mais elles l'étaient dans les Balkans. Nous ne savons pas si les options qui se présentent à nous aujourd'hui s’avéreront efficaces mais cette incertitude ne justifie pas l'inaction.
Qamar-ul Huda
Responsable de programme au Centre pour la religion et la paix de l'Institut pour la paix des États-Unis
La tradition de la guerre juste, dans les traditions religieuses ou laïque, met l'accent sur le principe de proportionnalité, c'est-à-dire qu'aucune attaque ne doit cibler des populations non combattantes, ni l'environnement, ni les ressources naturelles; l'attaque ne devrait pas annihiler l'armée adverse s'il est évident qu'elle se trouve dans une position de reddition ou d'échec.
La question de la «guerre juste» en faveur d'une intervention en Syrie doit tenir compte de l'immobilisme de la communauté internationale, qui peut accroître les souffrances et cautionner les agissements d'un gouvernement qui se livre à des exactions. Le débat doit examiner la question de l'intervention tout en limitant l'usage de la force à l'encontre des institution militaires, ainsi que celle de la protection des civils au cours de l'intervention et après l'intervention.
De plus, nous devons étudier comment restreindre ou atténuer la violence sectaire et l'éventualité d'une guerre civile après l'intervention. La question que nous devons nous poser est la suivante: Quelles seront les nouvelles responsabilités des intervenants dans la consolidation, la reconstruction et la restauration de la paix dans la société syrienne?
Drew Christiansen
Prêtre jésuite, chercheur invité au Boston College et conseiller de longue date auprès des évêques catholiques des États-Unis en matière d'affaires internationales
Le problème, c'est que je ne vois pas pourquoi on fait si grand cas de ces attaques chimiques alors que 100 000 civils ont déjà perdu la vie en Syrie. Il me semble que les civils ont déjà subi des attaques massives – pendant lesquelles le monde est resté impassible – qui auraient elles-mêmes dû justifier une intervention. Entre également en ligne de compte la question de la proportionnalité et du succès de l'intervention et je pense qu'il y a de bonnes raisons de penser que les choses empireraient avec une attaque militaire.
Pour l'heure, la réussite d'une intervention n'est définie par aucun objectif. On ferait mieux de s'efforcer de miser sur le long terme en soutenant les éléments de la rébellion que les États-Unis veulent soutenir et nous devrions travailler avec acharnement pour renforcer la capacité à réagir et pour renforcer la responsabilité de protéger les populations vulnérables, ce que nous ne pouvons pas faire actuellement.
Je ne vois tout simplement pas pourquoi cette attaque à l'arme chimique devrait justifier une intervention à ce stade, en particulier s'il ne s'agit que de taper sur les doigts du président syrien Bachar el-Assad. Cependant si les attaques à l'arme chimique devaient devenir régulières, alors l'intervention serait justifiée.
Mais s'il ne s'agit que d'un événement unique, il me semble que cela ne représente pas grand chose par rapport à toutes les personnes qui auraient dû être protégées et celles qui ont encore besoin de protection. Je ne comprends pas. Je crois qu'il faut un objectif, or il n'y en a pas, c'est pourquoi les critères de la guerre juste ne s'appliquent pas.
Tyler Wigg-Stevenson
Président de l'Équipe spéciale de l'Alliance évangélique mondiale en charge des armes nucléaires, auteur de « The The World Is Not Ours To Save: Finding the Freedom to Do Good » (Ce n'est pas à nous de sauver le monde : en quête de la liberté nécessaire pour faire le bien)
En tant que chrétiens, nous savons exactement et sans ambiguïté quelles sont nos priorités, en Syrie comme ailleurs: la paix, la justice et la réconciliation. Nous sommes par ailleurs absolument opposés à toutes les armes de destruction massive, notamment les armes chimiques, car elles militarisent la tactique des exécutions arbitraires, que toutes les traditions chrétiennes interdisent catégoriquement dans leur éthique de la guerre et de la paix.
Cette clarté relative en ce qui concerne les fins morales n'est cependant pas assortie d'une prescription automatique sur les moyens pour y parvenir. C'est ce qui complique notre réflexion sur la réaction des États-Unis face à l'utilisation d'armes chimiques en Syrie.
Celui qui prend la vie d'un innocent fait abattre sur lui la colère du Seigneur, quelle que soit la situation. Mais les États-Unis ne sont pas le glaive de Dieu. Leur réaction aux atrocités de Bachar el-Assad doit être empreinte de prudence, au regard des conséquences élargies qu'entraînent différentes actions. Dans de tels cas, aucun «expert» ne saurait véritablement prédire l'avenir.
Ainsi notre certitude morale nous laisse en réalité dans une situation de tension extrême vis-à-vis des propositions d'intervention tactique: nous savons ce qui est juste mais nous ne savons pas comment faire pour que ce qui est juste se réalise. Tout ce que dont nous disposons, c'est d'un assortiment de convictions qui nous permettent de mesurer une multitude de propositions imparfaites.
Rabbin Michael Broyde
Professeur de droit et agrégé supérieur, Centre d'étude du droit et de la religion de l'Université Emory
La théorie traditionnelle juive de la guerre juste peut certainement être invoquée pour justifier une intervention militaire en Syrie, autant pour renverser un dictateur que pour sauver la vie de ceux qui ne sont pas coupables. Mais il convient de donner quelques précisions.
La tradition juive condamne les attitudes passives pendant qu'on verse le sang de notre prochain et bien que ce verset de la Bible ne s'applique pas directement pour diverses raisons techniques, ses idéaux devrait très certainement guider notre action. Quand des vies innocentes sont en jeu, chacun devrait faire tout ce qui est en son pouvoir pour sauver ces vies, même si les coupables doivent le payer de leur vie.
Bien sûr, si les temps modernes doivent nous enseigner une chose, c'est que la théorie de la guerre juste dans toute tradition religieuse ou juridique ne peut pas se mesurer uniquement sur la base de la théorie elle-même mais aussi sur la probabilité de succès. Une application adéquate de la théorie de la guerre juste peut créer une situation dans laquelle de bonnes personnes qui emploient une force juste et légitime face à une situation mauvaise aggravent la situation, à la fois en théorie et en pratique.
Dans le monde réel, la théorie de la guerre juste doit fonctionner concrètement, et pas seulement sur le plan théorique. Ne rien faire est une option morale quand faire quelque chose ne fait qu'aggraver une situation déjà mauvaise. Les options qui apportent la paix et protègent les innocents doivent être privilégiées quand des gens raisonnables pensent qu'elles pourraient fonctionner concrètement.
Andrew J. Bacevich
Professeur de relations internationales à l'Université de Boston
D'un point de vue moral, il semble que les observateurs considèrent que l'exécution de civils au moyen d'armes chimiques est différente de l'exécution de civils au moyen d'armes conventionnelles. Je ne sais pas pourquoi on devrait faire une quelconque distinction.
Les Égyptiens qu'on tue sont tout aussi morts que les Syriens qui ont été tués, et s'il semble que mourir à cause d'une attaque d'armes chimiques est une expérience atroce, mourir en se vidant de son sang à cause d'une balle reçue en pleine poitrine ou voir sa jambe arrachée après avoir posé le pied sur une mine est tout aussi atroce. Donc quiconque affirme que l'action se fonde sur une obligation morale doit se poser la question suivante: Pourquoi ici et pas là?
Le second aspect qui m'interpelle est le suivant: À quoi nous attendons-nous? Même si l'intervention se justifie sur le plan moral, comment le recours à la force peut-il remédier à la situation? Il me semble que cela sera une attaque très limitée avec des cibles très limitées. L'intention n'est pas de renverser le régime, ni de limiter la capacité de l'armée syrienne en termes d'armes chimiques.
Donc en dehors du fait que nous nous sentirons plus vertueux parce que nous aurons fait quelque chose en réaction à un acte répréhensible, qu'aurons-nous obtenu? Si les événements en Syrie s'aggravent au point que la situation soit vraiment différente de l'Égypte et si nous avons l'obligation morale d'agir, notre action doit aller au-delà du geste. Mais bien sûr, pour des considération pratiques, personne n'a envie de faire plus que des gestes.