Un industriel biennois accepte de parler de Buchenwald où il fut interné : «On n'arrive plus aujourd'hui à s'imaginer ce qui s'est passé là-bas»
9 octobre 2001
Le 11 avril 1945, Léon Reich, industriel biennois, a été libéré du camp de Buchenwald par les troupes américaines
Emprisonné à Blechhammer, camp de concentration fusionné à celui d’Auschwitz en 1943, il survivra aux travaux forcés et à la marche de la mort menée par les nazis pour vider les camps. Après ces années de captivité, il ne pesait plus que 29 kilos. Aujourd’hui, l’entrepreneur, âgé de 75 ans, nous reçoit dans son usine d’Ipsach près de Bienne: sous une bonhomie évidente transparaît l’énergie d’un entrepreneur inventif. Mais aussi la sagesse de ceux qui ont vécu l’inconcevable. Léon Reich parle posément de ce qu’il a vécu, avec retenue. En bras de chemise, il raconte. Sur son bras, les chiffres «178453» restent imprimés dans la chair. Cela ne fait que cinq ans qu’il accepte de parler.
§- Auschwitz, Dachau, Treblinka… qu’est-ce que ces noms évoquent pour vous ?- J’ai vécu la réalité des camps de concentration. Mais le pire pour moi, c’est un épisode vécu en avril 1942 avec ma mère et ma petite nièce de deux ans et demi. Depuis plusieurs jours, nous étions cachés dans une mansarde avec plus de vingt personnes juives, quand un commando allemand est entré pour fouiller la maison. Nous étions pétrifiés, craignant que l’enfant ne se mette à pleurer et révèle notre refuge. Alors ma mère a dû décider d’étouffer elle-même sa petite-fille avec un coussin. Je revois encore ses yeux. Aucun mot ne peut exprimer l’horreur d’un tel moment. Heureusement, les soldats sont repartis assez vite et nous avons pu réanimer la petite Sarah. Pour moi, cette image, comme celles de la séparation des enfants de leurs parents, est pire que celle des chambres à gaz.
§- Vous diriez que tout est relatif!- Dans la vie, je me dis que cela peut toujours être pire. C’est incroyable ce à quoi l’être humain peut s’adapter. Ce qu’on vit peut toujours ressembler au paradis en regard du pire. Blachhammer était un paradis par rapport à ce que nous avons vécu dans le camp de Seibersdorf. Aujourd’hui, les gens ne se rendent pas compte de la chance que c’est de vivre dans un pays libre où on peut vivre et donner le meilleur de soi.
§- Comment avez-vous été arrêté?- Je suis né en Pologne. J’y ai toujours vécu l’antisémitisme: enfant, je n’ai jamais eu de copain chrétien. A l’école public, je dois à mes camarades d’avoir fait de bons résultats. Comme ils me battaient chaque jour parce que j’étais juif et que j’avais «tué Jésus», j’ai surpassé ma faiblesse physique par le travail de la tête. En 1938, la famille de mon oncle est arrivé au village: ils fuyaient Berlin! Dès le début de la guerre, les rumeurs sur l’attitude de l’envahisseur à l’égard des juifs provoquèrent la fuite des familles juives du village. Nos maisons et la synagogue ont été incendiées quelques jours plus tard. Des lois d’exception ont été progressivement introduites: port obligatoire de l’étoile jaune, enrôlement des juifs pour les travaux de déblaiement de la neige, interdiction d’utiliser le tram, de s’éloigner de sa maison et finalement les ghettos. Nous vivions dans la peur. Et les razzias ont commencé, soit disant pour nous enrôler dans des camps de travail. Mon père a été embarqué dans un camion fin 1942 et emmené vers l’inconnu: un être humain normalement constitué ne peut pas imaginer l’extermination par le gaz. Ce furent mes dernières larmes. Au camp, je ne pleurais plus. Cette fonction naturelle ne me revendra qu’au moment de la libération. C’est en mars 1943 que j’ai été arrêté à mon tour et expédié en camp de travail.
§- Voyez-vous aujourd’hui quelque chose de positif dans ce que vous avez vécu?-Encore un souvenir: Vers la fin de la guerre, les bombardements alliés avaient creusé un immense cratère juste à côté du chemin où nous passions chaque jour. Un jour, malgré tout, une petite pousse s’est mise à germer en quête de lumière. Puis d’autres pousses sont apparues. Pour moi, c’était un exemple et je ne passais jamais par là sans jeter un coup d’œil au cratère. J’ai appris à toujours chercher le positif. Même une souffrance peut être positive. En fait, tout dépend de la manière dont on entreprend sa vie. La guerre a commencé quand j’avais 13 ans et j’en avais 19 quand j’ai été libéré. Je n’ai donc pas pu aller correctement à l’école. En arrivant à Buchenwald, j’étais incapable de signer le papier d’entrée. Quand je pense à tout ce que j’ai réussi à faire par la suite, c’est incroyable. Aujourd’hui, mon entreprise commercialise les produits les plus high-tech dans le monde entier.
§- Les camps n’ont pas ruiné votre vie?- Pour répondre à cette question, je vous raconte l’histoire d’un chômeur qui cherche du travail. Un jour, la paroisse lui refuse l’emploi de sacristain parce qu’il ne sait pas écrire. A la sortie de l’entretien, déçu, il cherche à acheter des cigarettes. Et voilà qu’il tombe sur un magasin désaffecté qu’il parvient à reprendre pour vendre des cigarettes et des bonbons. L’affaire lui rapporte quelque sous, puis prospère au point qu’un jour, le directeur de la banque lui propose de faire travailler son argent. Au moment de signer les papiers, notre homme avoue ne pas savoir écrire. Le banquier interloqué lui demande alors: «Mais qu’est-ce que vous seriez si vous saviez écrire?» Il lui répond: «Et bien, je serais sacristain!» A cause de la guerre, je ne suis pas devenu ingénieur, mais j’ai acquis d’autres qualités dont j’ai pu profiter tout au long de ma vie.
§- Est-ce que vous avez mis longtemps à penser comme cela ?- Très vite j’ai pensé comme cela. C’est frappant pour moi à quel point les gens réfléchissent peu aux choses. Ce qui m’a sauvé la vie plus d’une fois, c’est une certaine capacité à analyser les situations, à réfléchir un peu plus loin. A Buchenwald j’étais dans une baraque de malades. Les nazis sélectionnaient chaque jour des malades pour leur faire des injections. En observant le stratagème, j’ai pu échapper à une mort certaine. La tragédie nazie a révélé à quel point c’est dangereux d’obéir sans se poser de questions.
§- Vous avez pu redémarrer tout de suite à la sortie du camp ?Oh non. Nous étions incapables d’aucune volonté. Longtemps, nous sommes restés dans un esprit de servilité totale. Mais ensuite, j’ai repris la formation d’horloger que j’avais déjà commencée en Pologne. En une année, j’ai absorbé le programme de quatre ans. J’avais tellement soif d’apprendre
§- Est-ce difficile d’être survivant?- Si on réfléchit logiquement, il faut répondre «non». Mais chacun réagit différemment. Certains survivants sont incapables de dépasser les drames qu’ils ont vécus.
§- Est-ce que vous êtes retourné sur place?- Oui, avec ma femme. Auschwitz m’a laissé complètement froid. Buchenwald aussi. On n’arrive plus à s’imaginer ce qui s’est passé là. Les baraques sont détruites. Certains camps ont même été rasés après la guerre pour des raisons futiles de sécurité sanitaire. On dit que six millions de juifs ont été tués. Mais que veut dire ce chiffre? On ne peut pas imaginer ce que cela représente. Six millions… Imaginons six millions de photographies qu’on regarde dix secondes à raison de huit heures par jour: il vous faudra cinq ans et neuf mois pour les regarder. Est-ce qu’en dix secondes, on peut s’imaginer ce qu’il y a derrière une image? Voilà pourquoi les survivants n’ont souvent pas parlé.
§- Cela pose le problème de la mémoire. Comment aujourd’hui garder mémoire de ce qui s’est passé?- On aurait dû beaucoup mieux conserver ces lieux, voire même les reconstruire pour montrer comment c’était réellement. Les gens ont peu d’imagination. Nous mêmes, nous avons tellement de peine à imaginer que le peuple allemand si cultivé, si avancé scientifiquement et techniquement, ait été capable d’une chose pareille. Ma conclusion: par l’éducation et l’endoctrinement, on peut faire croire que le pire peut être une bonne chose. Aussi étonnant que cela paraisse, je constate que l’humanité n’a rien appris du passé. Par exemple quand, aujourd’hui, des parents acceptent de sacrifier leurs enfants comme bombe humaine dans des actes de terrorisme. Parfois je doute que les humains aient un véritable intérêt à savoir la vérité. On est tellement manipulé aujourd’hui. En même temps, j’ai visité Yad Vashem en Israël. Ce sont des endroits très utiles pour éduquer les gens. Je pense que c’est extrêmement nécessaire.
§- Les camps sont des lieux d’horreur. Pour vous, qu’est ce qui représente l’inverse, un lieu de liberté et de paix?- Pour moi, c’est la famille. C’est là qu’une société de justice et de liberté peut se construire. L’être humain est plutôt bon: le reste est question d’éducation.
§- Auschwitz, Dachau, Treblinka… qu’est-ce que ces noms évoquent pour vous ?- J’ai vécu la réalité des camps de concentration. Mais le pire pour moi, c’est un épisode vécu en avril 1942 avec ma mère et ma petite nièce de deux ans et demi. Depuis plusieurs jours, nous étions cachés dans une mansarde avec plus de vingt personnes juives, quand un commando allemand est entré pour fouiller la maison. Nous étions pétrifiés, craignant que l’enfant ne se mette à pleurer et révèle notre refuge. Alors ma mère a dû décider d’étouffer elle-même sa petite-fille avec un coussin. Je revois encore ses yeux. Aucun mot ne peut exprimer l’horreur d’un tel moment. Heureusement, les soldats sont repartis assez vite et nous avons pu réanimer la petite Sarah. Pour moi, cette image, comme celles de la séparation des enfants de leurs parents, est pire que celle des chambres à gaz.
§- Vous diriez que tout est relatif!- Dans la vie, je me dis que cela peut toujours être pire. C’est incroyable ce à quoi l’être humain peut s’adapter. Ce qu’on vit peut toujours ressembler au paradis en regard du pire. Blachhammer était un paradis par rapport à ce que nous avons vécu dans le camp de Seibersdorf. Aujourd’hui, les gens ne se rendent pas compte de la chance que c’est de vivre dans un pays libre où on peut vivre et donner le meilleur de soi.
§- Comment avez-vous été arrêté?- Je suis né en Pologne. J’y ai toujours vécu l’antisémitisme: enfant, je n’ai jamais eu de copain chrétien. A l’école public, je dois à mes camarades d’avoir fait de bons résultats. Comme ils me battaient chaque jour parce que j’étais juif et que j’avais «tué Jésus», j’ai surpassé ma faiblesse physique par le travail de la tête. En 1938, la famille de mon oncle est arrivé au village: ils fuyaient Berlin! Dès le début de la guerre, les rumeurs sur l’attitude de l’envahisseur à l’égard des juifs provoquèrent la fuite des familles juives du village. Nos maisons et la synagogue ont été incendiées quelques jours plus tard. Des lois d’exception ont été progressivement introduites: port obligatoire de l’étoile jaune, enrôlement des juifs pour les travaux de déblaiement de la neige, interdiction d’utiliser le tram, de s’éloigner de sa maison et finalement les ghettos. Nous vivions dans la peur. Et les razzias ont commencé, soit disant pour nous enrôler dans des camps de travail. Mon père a été embarqué dans un camion fin 1942 et emmené vers l’inconnu: un être humain normalement constitué ne peut pas imaginer l’extermination par le gaz. Ce furent mes dernières larmes. Au camp, je ne pleurais plus. Cette fonction naturelle ne me revendra qu’au moment de la libération. C’est en mars 1943 que j’ai été arrêté à mon tour et expédié en camp de travail.
§- Voyez-vous aujourd’hui quelque chose de positif dans ce que vous avez vécu?-Encore un souvenir: Vers la fin de la guerre, les bombardements alliés avaient creusé un immense cratère juste à côté du chemin où nous passions chaque jour. Un jour, malgré tout, une petite pousse s’est mise à germer en quête de lumière. Puis d’autres pousses sont apparues. Pour moi, c’était un exemple et je ne passais jamais par là sans jeter un coup d’œil au cratère. J’ai appris à toujours chercher le positif. Même une souffrance peut être positive. En fait, tout dépend de la manière dont on entreprend sa vie. La guerre a commencé quand j’avais 13 ans et j’en avais 19 quand j’ai été libéré. Je n’ai donc pas pu aller correctement à l’école. En arrivant à Buchenwald, j’étais incapable de signer le papier d’entrée. Quand je pense à tout ce que j’ai réussi à faire par la suite, c’est incroyable. Aujourd’hui, mon entreprise commercialise les produits les plus high-tech dans le monde entier.
§- Les camps n’ont pas ruiné votre vie?- Pour répondre à cette question, je vous raconte l’histoire d’un chômeur qui cherche du travail. Un jour, la paroisse lui refuse l’emploi de sacristain parce qu’il ne sait pas écrire. A la sortie de l’entretien, déçu, il cherche à acheter des cigarettes. Et voilà qu’il tombe sur un magasin désaffecté qu’il parvient à reprendre pour vendre des cigarettes et des bonbons. L’affaire lui rapporte quelque sous, puis prospère au point qu’un jour, le directeur de la banque lui propose de faire travailler son argent. Au moment de signer les papiers, notre homme avoue ne pas savoir écrire. Le banquier interloqué lui demande alors: «Mais qu’est-ce que vous seriez si vous saviez écrire?» Il lui répond: «Et bien, je serais sacristain!» A cause de la guerre, je ne suis pas devenu ingénieur, mais j’ai acquis d’autres qualités dont j’ai pu profiter tout au long de ma vie.
§- Est-ce que vous avez mis longtemps à penser comme cela ?- Très vite j’ai pensé comme cela. C’est frappant pour moi à quel point les gens réfléchissent peu aux choses. Ce qui m’a sauvé la vie plus d’une fois, c’est une certaine capacité à analyser les situations, à réfléchir un peu plus loin. A Buchenwald j’étais dans une baraque de malades. Les nazis sélectionnaient chaque jour des malades pour leur faire des injections. En observant le stratagème, j’ai pu échapper à une mort certaine. La tragédie nazie a révélé à quel point c’est dangereux d’obéir sans se poser de questions.
§- Vous avez pu redémarrer tout de suite à la sortie du camp ?Oh non. Nous étions incapables d’aucune volonté. Longtemps, nous sommes restés dans un esprit de servilité totale. Mais ensuite, j’ai repris la formation d’horloger que j’avais déjà commencée en Pologne. En une année, j’ai absorbé le programme de quatre ans. J’avais tellement soif d’apprendre
§- Est-ce difficile d’être survivant?- Si on réfléchit logiquement, il faut répondre «non». Mais chacun réagit différemment. Certains survivants sont incapables de dépasser les drames qu’ils ont vécus.
§- Est-ce que vous êtes retourné sur place?- Oui, avec ma femme. Auschwitz m’a laissé complètement froid. Buchenwald aussi. On n’arrive plus à s’imaginer ce qui s’est passé là. Les baraques sont détruites. Certains camps ont même été rasés après la guerre pour des raisons futiles de sécurité sanitaire. On dit que six millions de juifs ont été tués. Mais que veut dire ce chiffre? On ne peut pas imaginer ce que cela représente. Six millions… Imaginons six millions de photographies qu’on regarde dix secondes à raison de huit heures par jour: il vous faudra cinq ans et neuf mois pour les regarder. Est-ce qu’en dix secondes, on peut s’imaginer ce qu’il y a derrière une image? Voilà pourquoi les survivants n’ont souvent pas parlé.
§- Cela pose le problème de la mémoire. Comment aujourd’hui garder mémoire de ce qui s’est passé?- On aurait dû beaucoup mieux conserver ces lieux, voire même les reconstruire pour montrer comment c’était réellement. Les gens ont peu d’imagination. Nous mêmes, nous avons tellement de peine à imaginer que le peuple allemand si cultivé, si avancé scientifiquement et techniquement, ait été capable d’une chose pareille. Ma conclusion: par l’éducation et l’endoctrinement, on peut faire croire que le pire peut être une bonne chose. Aussi étonnant que cela paraisse, je constate que l’humanité n’a rien appris du passé. Par exemple quand, aujourd’hui, des parents acceptent de sacrifier leurs enfants comme bombe humaine dans des actes de terrorisme. Parfois je doute que les humains aient un véritable intérêt à savoir la vérité. On est tellement manipulé aujourd’hui. En même temps, j’ai visité Yad Vashem en Israël. Ce sont des endroits très utiles pour éduquer les gens. Je pense que c’est extrêmement nécessaire.
§- Les camps sont des lieux d’horreur. Pour vous, qu’est ce qui représente l’inverse, un lieu de liberté et de paix?- Pour moi, c’est la famille. C’est là qu’une société de justice et de liberté peut se construire. L’être humain est plutôt bon: le reste est question d’éducation.