Si la ferveur remplit les églises, le moral des Arméniens est au plus bas, sapé par une grave crise économique, le chômage et la corruption qui vident le pays de ses forces vives. Dans ce contexte de misère, les nostalgiques de l'époque soviétique sont nombreux, surtout dans les quartiers les plus pauvres, faits de masures bricolées après le tremblement de terre de 1988 et d'usines abandonnées, dont les carcasses donnent un air désolé au paysage. Le jubilé est l'occasion de se rappeler de ce petit pays coincé entre Orient et Occident, jalonné d'abbayes admirables datant déjà du 7ème siècle, où Dieu aurait établi, selon les mythes fondateurs, le paradis terrestre. Reportage de notre envoyée spéciale.

§(Photos exclusives à disposition à la rédaction)C'est en Arménie, dit-on, que Dieu établit le paradis terrestre, entre Mer Noire et Mer Caspienne, à la source du Tigre et de l'Euphrate. L'arche de Noé aurait échoué sur le Mont Ararat situé sur sol turc depuis les années 20, juste de l'autre côté de la frontière fixée de façon arbitraire par les autorités staliniennes et ratifiée par les Européens lors du Traité de Lausanne en 1923. Des expéditions se lancent périodiquement à l'assaut du sommet mythique à la recherche de débris qui accréditeraient la légende.

Berceau de mythes originels, l'Arménie revendique une histoire aussi vieille que l'humanité, faite de grandes heures et de revers qui tournèrent au cauchemar avec le génocide perpétré au début du siècle par les Turcs qui en nient aujourd'hui encore l'existence. Ce massacre que la plupart des Etats n'ont pas encore reconnu,- dont la Suisse! - a marqué le peuple arménien, condamné à un douloureux devoir de mémoire. A Erevan, capitale de la jeune république arménienne, au milieu de nulle part se dresse un mausolée de béton où de nombreux Arméniens de la diaspora vont se recueillir, quand ils viennent en pèlerinage sur la terre de leurs pères.

§La route des monastèresLe christianisme, qui remonte à l'an 301, date de la conversion du roi Tiridate III par Grégoire l'Illuminateur, a profondément modelé l'identité arménienne et forgé une culture originale dont les églises et les monastères qui jalonnent le pays sont les témoins admirables. Une route cahoteuse sur laquelle errent des vaches mène aux sanctuaires de pierre volcanique rose, rouge et de basalte noir dispersés jusque dans les endroits les plus reculés du pays. Ils témoignent de la foi vigoureuse des premiers chrétiens arméniens.

A découvrir ces abbayes des 7ème, 8ème et 9ème siècles, on ne doute plus qu'elles ont fortement influencé l'art roman en Occident. Elles sont hélas souvent très délabrées à la suite d'un long abandon dû au règne soviétique.

§La théologie à la place des cours d'athéismeDepuis la proclamation de la République indépendante d'Arménie en 1991,l'Eglise apostolique arménienne vit à nouveau au grand jour. Elle a commencé à restaurer son patrimoine architectural, mais s'attache surtout à la construction à Erevan d'une coûteuse et fort controversée cathédrale qui devrait être terminée pour les célébrations du Jubilé et la venue probable en septembre prochain du pape Jean-Paul II.

L'Eglise apparaît comme le seul repère fiable dans le chaos arménien. Elle s'engage aux côtés des plus démunis et s'attache à effacer plus de quatre-vingts ans d'athéisme obligatoire.

Elle a confié à l'archevêque Ajémian la direction de la nouvelle Faculté de théologie qui a remplacé l'ancienne chaire d'athéisme. Elle prépare des volées d'enseignants à donner par tout le pays des cours obligatoires de religion et d'histoire de l'Eglise arménienne.

§Compter ceux qui restent au paysL'année 2001 ne sera pas marquée seulement par les fêtes du Jubilé mais aussi par un recensement. Il permettra de compter ceux qui n'ont pas fui le pays et de chiffrer exactement les dégâts causés par la violence du passage du collectivisme soviétique à l'économie de marché. On dit à voix basse qu'il ne resterait plus qu'un million d'habitants dans le pays, voire moins, alors qu'il y a 10 ans, on en recensait 3,6 millions. "Le dernier qui part éteint la lumière" est la plaisanterie qui court dans la capitale.

Etudiante en français à Gumri, ville en grande partie détruite par le tremblement de terre de 1988, Khorénoukie, 19 ans, ne rêve que de partir, comme tant d'autres jeunes. "Je voudrais aller en France. Ici je n'ai aucun avenir. Voyez, on n'a même pas reconstruit la ville. Les canalisations datent de 1910. Les domiks (sortes de containers qui servirent à loger en urgence les sans-abri après le tremblement de terre) sont toujours là. Mes grands-parents reçoivent 10 dollars (4000 drams) de retraite pour vivre, mon père n'est plus payé depuis six mois. La vie est trop difficile ici!"

Levon, 24 ans, étudiant en théologie, est aussi découragé. Revenu de Russie, où ses parents se sont exilés, dans l'intention de participer à la reconstruction de son Eglise, il a été rattrapé par la réalité arménienne. Il déchante. "Regardez la ville, il n'y a personne dans les rues, hormis des gamins de rue qui essaient d'y survivre".

§Pays sous perfusionLe pays est sous perfusion. Il vit en partie grâce aux organisations d'entraide internationale (voir encadré) et à l'argent de la diaspora arménienne, qui forme d'importantes communautés en France et en Amérique notamment. Beaucoup d'Arméniens rêvent de partir pour faire vivre ceux qui restent. C'est dans ce contexte déprimé que le pays s'apprête à célébrer 1700 ans de christianisme, espérant que les touristes viendront faire le pèlerinage de l'un des plus anciens lieux du christianisme, où les Arméniens ont toujours défendu leur religion contre tous les envahisseurs qui voulurent leur imposer d'autres dieux ou d'autres cultes.