Juive, chrétienne ou musulmane, elles ont décidé de porter un voile
par Tiziana Conti
En marge de l'exposition «Voile et dévoilement. Le voile dans tous ses états» qui a été présentée jusqu'au 8 février au Forum de l'Hôtel de Ville de Lausanne, une table ronde autour du thème «Voile et identité» a réuni le 5 février trois femmes issues des trois religions monothéistes pour apporter leurs témoignages sur la signification du port du voile.
Elisabeth Reichen, conceptrice de l'exposition et responsable de l'Office Eglise et société au sein de l’Eglise réformée évangélique neuchâteloise, a rappelé que ce projet est né à une époque où le débat n'avait pas la même ampleur qu'aujourd’hui. «Ce sujet m’a intrigué parce qu’il y a très longtemps, lorsque plusieurs Bosniaques sont venus en Suisse, j'entendais ma mère faire des remarques sur ces dames qui portaient un foulard. Je sentais qu'elle n’aimait pas tellement ça, mais je n'ai jamais vraiment compris ce qui la dérangeait là-dedans».
Des années plus tard, ce souvenir est remonté à la surface. En 2010, en écoutant une historienne parler du voile, Elisabeth Reichen prend conscience que ce dernier a une histoire beaucoup plus longue et complexe qu'elle ne l’avait imaginé, et qu’il ne faudrait pas le rattacher seulement à la population musulmane. Elle se lance alors dans une recherche autour de la multiplicité des aspects que le voile peut représenter et l’exposition naît.
Deux paradoxes autour de la représentation du voile
Christine Rodier, sociologue et maître assistante à l’Institut de sciences sociales des religions contemporaines à l'Université de Lausanne, introduit la thématique du voile en mettant le public face à deux paradoxes autour à la question du port du voile.
Le premier touche aux droits fondamentaux comme la liberté de conscience et le respect d'une norme occidentale. La plupart des discussions publiques sur le port du voile se sont concentrées principalement sur les enjeux politiques et les préjudices potentiels que le port du vêtement religieux pouvait causer à la société civile.
Pour dépasser ce paradoxe, il est intéressant de comprendre le phénomène du voile sous l’angle de la pudicité, car cette question est très souvent absente de la plupart des discours. Une femme voilée devient reconnaissable par son hyper visibilité, sa capacité d’être vue et reconnue. Les femmes portant le voile sont la proie d’une obsession visuelle et sont réduites à un objet de désir et de contrôle, un objet à des fins économiques ou politiques.
Par conséquent, on peut affirmer que la délimitation de ce qui est la pudeur réside moins dans la matérialité du corps, qu’il soit dissimulé ou exhibé, que dans la nature du regard qui se pose sur lui. D’où la répression dont peut faire l’objet actuellement le voile islamique pour la mentalité occidentale, qui a sexualisé le vêtement en désérotisant la nudité. C’est le voile qui devient impudique, car il rappelle que le corps de la femme est porteur de désir, alors que toute notre culture a évolué vers la sexualisation du regard et non de la pudicité. Le string apparent et le voile, lorsqu’ils sont adoptés par un libre choix, s'inscriraient donc dans une même logique.
Le port du voile est un problème politique
Le deuxième paradoxe porte sur les valeurs libérales par opposition aux formes musulmanes de la religiosité. Comprendre le port du voile apparaît comme un problème politique et identitaire dans la société occidentale. Le voile constituerait un danger, une menace face au fondement de notre société dans la mesure où il fait irruption dans l’espace publique dans une société qui confine les pratiques religieuses à l’espace privé.
Dans cet espace, le voile est le premier élément à travers lequel les femmes musulmanes sont perçues, identifiées, voire combattues, et donc au cœur de la cristallisation de ces tensions. Or, dans les démocraties libérales la visibilité est de surcroît une question politique, et les femmes voilées qui accèdent à ces lieux de visibilité entrent dans la scène politique.
Un problème majeur réside dans le fait que les opinions occidentales sont prisonnières d’une représentation des pratiques musulmanes, considérées comme dangereuses et menaçantes et de la condamnation du voile comme élément religieux n'ayant pas sa place dans un espace de censure à l’égard d’éléments visibles de religiosité. L’acteur religieux peut ainsi vite être considéré comme anti-moderne, et le voile mettrait en scène un autre usage du corps que celui de l’idée qu’on peut se faire de la femme libre.
«Il serait aujourd’hui opportun», conclut Christine Rodier, «d’avoir une véritable phénoménologie du voile, comprenant les motifs d’intentionnalité et redonnant de l’importance à la subjectivité des acteurs dans l’expression de leur pratique. C’est-à-dire quel sens la personne donne-t-elle à cette pratique et quel sens l’observateur donne-t-il au voile. Cela nous permettrait de dépasser la seule interprétation occidentalocentrée, axée sur le corps uniquement matériel et avec une définition purement normative de la pudeur».
En dehors de ma communauté, il est rare que l’on m’identifie comme juive
Valérie Melloul, Suissesse et membre de la Communauté israélite de Lausanne a présenté le sens de sa démarche: «Je porte un foulard depuis que je suis mariée. Il s’agit d’une loi juive qui stipule qu’une femme mariée doit couvrir ses cheveux, mais la manière n’est pas spécifiée. Les valeurs du judaïsme avec lesquelles j’ai grandi m’ont transmis une identité, un mode de vie et une appartenance, et m’ont appris à me positionner dans la société.
Lorsque je me suis mariée il y a six ans, je ne pensais pas forcément me couvrir la tête immédiatement, mais j’ai ressenti le besoin de symboliser ce changement de statut, et cela sans aucune demande de la part de mon mari, ni une imposition de la part de mes parents. La marque du foulard est une marque identitaire vis-à-vis de soi-même, par rapport à sa foi, et vis-à-vis de la communauté, qui peut reconnaître le statut de femme mariée.
En dehors de ma communauté, il est rare que l’on m’identifie comme juive. On pense souvent que je suis musulmane: 'Ah, tu es musulmane? Ton mari t’a imposé de porter un foulard!' à quoi je réponds, de manière provocatrice: 'Oui, mon mari me bat tous les soirs, c’est horrible!'. De plus, je porte un nom marocain, et avec ma peau blanche, les gens ne savent plus dans quelle case me mettre. Quand ils apprennent que je suis juive, ils peuvent difficilement concevoir que je sois suisse.
Les éléments qui constituent mon identité ne seraient pas compatibles selon les cadres de références de certains. Je constate en outre que les gens ont besoin de comprendre si oui ou non je suis soumise par qui ou quoi que ce soit. Or, soumise n'est vraiment pas le mot auquel je m'identifie, car le fait de porter un foulard a été pour moi le fruit d'un chemin qui m'a menée à affirmer et à exprimer une nouvelle identité.
Il y a sept ans, au moment de chercher un emploi, je me suis rendue à un entretien d'embauche avec un foulard sur la tête. On m'a gentiment demandé si ça me dérangerait de travailler sans foulard, pour des questions de laïcité. J'ai donc décidé de porter une perruque sur le lieu de travail. Cela me permet de maintenir mon identité et de respecter les valeurs dans lesquelles je crois, sans déranger ou offenser les personnes avec lesquelles je travaille. C'est une manière de concevoir le judaïsme dans une société dite laïque. À l'heure actuelle j'aurais envie qu'on puisse en discuter davantage pour essayer d'expliquer mon mode de vie.»
Le voile est un signe qui donne un sens d'appartenance à une famille religieuse
Sœur Maggy Joye, membre de la Compagnie des Filles de la Charité de Saint-Vincent de Paul a expliqué le sens du voile pour elle. «Au début du XVIIe siècle, St Vincent de Paul, souhaitait qu'on se rapproche des pauvres et du peuple, et pas qu'on s'en sépare. Les sœurs portaient alors l'habit des paysannes, des servantes, un habit tout à fait laïque. Ensuite, pour se protéger du froid, elles ont introduit les coiffes, puis une très grande cornette, et pour finir une coiffe plus simple et modeste.
Lorsque je suis entrée en communauté il y a 44 ans, c'était mon choix de répondre à un appel du Christ, à vivre cette vie dénuée de tout pour donner aux pauvres. L'habit marquait la séparation du monde où je vivais, et cela était très naturel pour moi. Ensuite j'ai fait des études d'infirmière et là, j'ai demandé à ne plus porter l'habit religieux. Même en travaillant à l'hôpital j'ai demandé à garder l'habit civil, car je trouve que je n'avais pas à imposer ma religion aux malades qui venaient de milieux différents. Par contre, une fois de retour en service parmi les sœurs, j'ai senti qu'il était mieux de reprendre l'habit, plus adéquat dans ce contexte. Depuis, je l'ai gardé.
C'est un habit très simple, il n'y a que le voile qui constitue l'aspect de séparation. C'est sûr que les gens nous reconnaissent très vite! Un jeune homme dans un bus m'a récemment demandé: 'Pourquoi vous vous êtes fait nonne?'. D'autres me saluent joyeusement: 'Bonjour ma sœur!'. Et d'autres encore ricanent en chuchotant entre eux. Cela ne me laisse pas indifférente, mais il y a aussi beaucoup de sympathie.
Lors de mes voyages à Istanbul, je me sens très à l'aise avec mon voile. Les gens sont aussi très accueillants et, au fond, j'ai l'impression que puisque les femmes en Turquie portent le foulard, nous les sœurs on est un peu assimilées à leur culture.
Le voile est un signe qui donne un sens d'appartenance à une famille religieuse. Certains y sont repoussés et certains y sont attirés. Même s'ils ne savent pas exactement ce que l'on fait et pourquoi, ils savent que nous sommes des femmes pas tout-à-fait comme les autres.
En ce qui concerne le débat autour du voile, cela ne nous pose pas vraiment un problème, car ce qui compte vraiment est de vivre ce pourquoi nous avons été appelées. C'est le désir de nous donner au Christ pour mieux servir les pauvres. C'est l'amour et le service. L'habit vient après.»
La femme musulmane a pris conscience que la modernité résidait dans les esprits et non pas dans les apparences
Safwa Aissa, Tunisienne, vice-présidente de l'Union vaudoise des Associations musulmanes a conclu cette série d'interventions. «Ça m'a fait plaisir d'entendre ces témoignages parce que je ne me sens pas seule. On associe souvent le port du voile et la soumission des femmes musulmanes à un système patriarcale. Il s'agit d'un préjugé qui n'est pas bien-fondé, car en réalité rien ne nous distingue des autres femmes. Nous vivons le même quotidien dans la même société, nous avons les mêmes préoccupations, nous travaillons et étudions. Seulement, nous avons choisi de nous habiller d'une autre manière.
J'ai passé mon adolescence sans voile et sans pratique religieuse. Puis, à l'âge de vingt ans, j'ai décidé de le porter en toute conscience. Ça a été le fruit d'une recherche par rapport à la pratique de l'islam. D'autres femmes commencent à le porter à l'âge de la puberté, par contrainte ou par choix.
La question du voile islamique est passée par des étapes historiques importante: dans les années 1950, à l'époque de l'indépendance des pays colonisés dont faisaient partie la plupart des pays arabo-musulmans, le fait de retirer le voile était un signe de libération et d'émancipation. Les luttes d'indépendance étaient accompagnées par des luttes identitaires. On voulait prouver à l'Occident qui nous avait colonisé que nous pouvions aussi devenir forts, démocratiques et modernes, et que les femmes musulmanes étaient comme les femmes européennes, y compris dans le mode vestimentaire.
À partir des années 1990, nous avons assisté à un retournement de situation, un renouveau, une sorte d'éveil religieux. Les hommes comme les femmes ont commencé à se retourner vers la pratique de la religion et de plus en plus de femmes ont décidé de porter ou de reporter le voile, dans les pays musulmans comme en Europe. Ce changement de mentalité a rénové la signification du port du voile, en accentuant le côté réfléchi et assumé de ce choix. La femme musulmane a pris conscience que la modernité résidait dans les esprits et non pas dans les apparences.
La conciliation entre tradition et modernité nous a permis de mieux comprendre notre rôle dans la société et de créer une nouvelle forme de féminisme, parfois même plus extrême que le féminisme occidentale! La religion n'est pas un archaïsme, elle nous emmène vers le progrès. Porter un voile a donné du sens à ma vie et m'a aidée à évoluer en tant que femme.»