Il faut punir le blasphème… mais le vrai

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[pas de légende]

Il faut punir le blasphème… mais le vrai

18 février 2015
Chaque semaine, Protestinfo laisse carte blanche à une personnalité réformée. Professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Genève, l’historien Michel Grandjean revient cette semaine sur la notion de blasphème

Les théologiens ont aujourd’hui un gros problème avec le blasphème. Et comme parfois quand on a un problème, on n’en parle pas. Ouvrez l’excellent «Dictionnaire critique de théologie» de Jean-Yves Lacoste (1998): pas d’entrée «blasphème» à la lettre B. Regardez le «Nouveau dictionnaire de théologie» (1996): pas une ligne sur le blasphème. Jetez-vous sur le récent et fort épais «Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne» (2013): le blasphème n’existe pas.

Evidemment, les ouvrages de référence plus anciens n’auraient pas eu l’idée d’oublier le blasphème. En 1905, le «Dictionnaire de théologie catholique» (quelques dizaines de kilos de théologie thomiste comme on n’en fait plus) définissait le blasphème comme des «injures proférées soit contre Dieu soit contre les hommes», étant entendu que par «hommes», il faut comprendre la Vierge et les saints. L’article évoquait aussi les affreux jurons qui sortaient parfois de la bouche de nos arrière-grands-parents. Extrait: «Le plus suspect de ces jurons, l’expression française s… n… de D… (sic), est considéré par plusieurs moralistes comme un vrai blasphème.» Bref, c’est tout juste si le «Dictionnaire de théologie catholique» ne dit pas, comme Thomas d’Aquin, que le blasphème est «le plus grand des péchés», et qu’il est même bien plus grave que l’homicide.

La gloire de Dieu, c’est l’être humain vivant

Mais qu’est-ce que le blasphème? On n’est guère avancé quand on le définit comme une atteinte à l’honneur de Dieu, car il faut alors dire en quoi consiste cet honneur de Dieu. Un juron ou une caricature de Moïse, de Jésus ou de Mahomet portent-ils atteinte à Dieu? Il faudrait se mettre à sa place pour pouvoir répondre, or, Dieu merci, c’est précisément impossible. En première approximation, on peut considérer, comme le disait le regretté Tignous dans un dessin éloquent, qu’Allah est assez grand pour défendre Mahomet tout seul. Après tout, si le Créateur de l’univers visible et invisible s’estime insulté par l’un des microbes qui habitent ses galaxies, il pourra bien assez tôt déclencher contre lui une opération des armées célestes.

En réalité, ce n’est jamais Dieu lui-même qu’on blasphème, c’est son image. C’est ici que les textes bibliques et patristiques méritent d’être relus soigneusement. Il n’est pas sûr qu’on ait tiré toutes les conséquences du vieux verset de la Genèse: «Dieu créa l’humain à son image.» Au IIe siècle, Irénée de Lyon avait pourtant écrit (dans un livre hélas trop épais pour être conseillé comme lecture de chevet, son fameux «Contre les hérésies»), que «la gloire de Dieu, c’est l’être humain vivant».

Blasphémateur, celui qui sème le poison d’une idéologie raciste

Le blasphème le plus grave, le véritable blasphème au fond, ce n’est pas le juron ou la caricature. Comme le disait un rabbin libéral de Genève, le blasphème est en définitive tout ce qui attaque l’image de Dieu. Blasphémateur, donc, celui qui touche à l’intégrité d’un enfant. Blasphémateur, celui qui blesse autrui dans son intimité. Blasphémateur encore, celui qui sème le poison d’une idéologie raciste ou antisémite et qui se frotte les mains quand il apprend que des gamins ont vandalisé un cimetière juif d’Alsace.

Le vrai blasphémateur, ce n’est décidément pas le dessinateur à l’humour corrosif (qu’on a d’ailleurs le droit d’apprécier ou pas, car la question n’est pas là). Le vrai blasphémateur aujourd’hui, c’est le décérébré –pour reprendre le vocabulaire de Charlie Hebdo– qui actionne la gâchette de sa kalachnikov à Paris ou à Copenhague, ou qui égorge des Egyptiens parce qu’ils ont le tort d’être chrétiens ou qui fait régner la terreur en Irak ou au Nigéria. Alors oui, il faut punir le blasphème. Mais sans se tromper de cible.