Le coup de gueule d'un vendeur de journaux handicapé

légende / crédit photo
i
[pas de légende]

Le coup de gueule d'un vendeur de journaux handicapé

14 novembre 2000
Eric Grassien est tétraplégique. Vous l'avez peut-être rencontré dans une gare de Suisse romande, peut-être à Lausanne où il a ses habitudes
C'est là qu'il a choisi de travailler. Vendeur, c'est son métier. Certains croient qu'il fait la manche. C'est faux. Il vient de le dire haut et clair dans un livre, "Un homme libre". Il y raconte sa vie qui a basculé le jour où un chauffard l'a fauché sur un passage pour piétons. Il avait 22 ans. Mais qu'on ne s'y trompe pas, le plus handicapé n'est pas celui qu'on croit. Ses mots, spontanés, toniques et décapants, nous remettent en question et nous révèlent que nous sommes tous des "handicapés de la relation".

"J'ai horreur de la pitié!". Les yeux qui se détournent, les regards apitoyés et gênés, les œillades curieuses, Eric Grassien en croise chaque jour à la pelle, assis dans sa chaise roulante surmontée d'un panneau sur lequel il précise qu'il est un vendeur de journaux qui gagne sa vie comme les autres. Seulement voilà, il n'est pas planté comme les autres, sur ses deux jambes. Il est ce qu'on appelle une personne "à mobilité réduite". L'euphémisme agace Eric Grassien, car il ne colle pas du tout à sa réalité. "C'est idiot, puisque je bouge sans arrêt, certainement plus que la plupart des gens". C'est en général dans les gares de Suisse romande qu'il vend le journal "Objectif Réussir" qui fait vivre une vingtaine de personnes larguées par notre société.

Chaque semaine, il parcourt des centaines de kilomètres en train. Il se lève de très bon matin, noue sa cravate, enfile son veston pour être impeccable pour le client. Et prend le train en gare de Lausanne, non sans avoir dû annoncer sa venue deux heures à l'avance pour qu'on puisse le hisser dans le wagon prévu pour les gens comme lui. Quand on est handicapé, tout est cent fois plus compliqué.

Eric Grassien vient de raconter sa vie dans un livre à l'invitation de Gabriel de Montmollin, directeur des Editions Labor et Fides, qu'il a rencontré dans un train. Il l'a condensée en quelques chapitres pudiques et forts où il dit ce qu'il a sur le cœur, pour montrer franchement, clairement à ceux qui le croisent mais ne le connaissent pas, qu'il est avant tout "un homme libre, un homme pour qui ça roule"!

Ses mots, spontanés, toniques et décapants, rappellent que le plus handicapé n'est pas forcément celui qu'on croit. "Moi, je me dis souvent que tout le monde est handicapé. Les soi-disant bien portants ne doivent pas faire les malins. Tous ont une blessure, une douleur, quelque chose qui ne marche pas bien en eux, dont ils souffrent et qu'ils cachent tant bien que mal. Si on prend la peine de les connaître, on s'en rend compte". Eric Grassien est d'une tonique lucidité: "Pour les bien-portants, les handicapés sont un miroir grossissant, un futur possible qui leur fait peur". Le mot handicap n'est pas pour lui un vilain mot. En cherchant dans le dictionnaire, il a découvert qu'il venait des mots anglais "hand in cap", la main dans le chapeau, pour tirer un numéro au jeu de hasard.

§Enfance abandonnée A la naissance déjà, il a tiré un mauvais numéro. Sa mère, qui a 16 ans lorsqu'elle le met au monde, se voit forcée de l'abandonner à l'assistance publique. Il est ballotté de foyer en foyer, devient un gosse plein de révolte. A peine a-t-il retrouvé les traces de sa mère, à 17 ans, qu'il apprend qu'elle vient d'être assassinée.

Commence alors pour lui une vie de petits boulots, dans la marge. Il se marie très jeune. Sa femme attend un enfant quand survient le drame: Un chauffard brûle un feu et le fauche sur un passage pour piétons. Il a 22 ans. Sa moelle épinière est écrasée, les centres nerveux qui commandent la parole et les membres ont été touchés. Eric se retrouve, après deux ans d'hôpital, tordu comme un vieux cep. Seul son bras et sa main droits fonctionnent encore. Une fille lui est née, Christelle, qui est sa joie de vivre. Mais un nouveau drame le frappe: après une journée passée à vendre des journaux, il trouve des policiers devant sa porte, qui lui apprennent que sa femme vient d'assassiner sa fille avant de se donner la mort. Il est effondré mais s'accroche pour survivre. "Ca m'est arrivé quelquefois de me sentir aimé, mais ça n'a jamais marché" explique-t-il, avec cette pudeur qui caractérise tout son récit, à mille lieues de tout misérabilisme.

§Un homme qui s'expose Eric Grassien se bat chaque jour pour vivre dans la dignité, sans aucune subvention de l'Etat. Il est français mais vit en Suisse, parce qu'il s'y sent bien, même s'il ne peut y toucher aucune allocation. Il a dû s'armer d'une patience obstinée pour obtenir un permis de séjour. Il a fallu qu'il croise Josef Zisyadis, puis Ruth Dreyfuss pour que les choses finissent par s'arranger. Il se bat pour qu'on le considère comme un vendeur de journaux, qui doit compter sur le soutien des gens, le vrai, pas celui de l'aumône honteuse, humiliante pour celui qui donne comme celui qui reçoit. Il se bat pour que la vie des handicapés soit moins dure, hérissée d'obstacles architecturaux infranchissables. Il se bat aussi pour que les handicapés soient moins invisibles dans notre société. C'est pourquoi lui s'expose. "Il est parfois pesant d'être en spectacle" avoue-t-il sans toutefois se laisser décourager par les regards de pitié.

"Le regard des enfants ne m'a jamais de mal. Ceux de certains adultes, si". Il déplore que les handicapés soient pareillement mis de côté, parqués dans un coin, si timides à demander de l'aide, que tout soit fait pour les décourager.

Quand il a un coup de blues, Eric met ses écouteurs et se branche sur la voix de Johnny Hallyday. Son CD portatif, c'est sa potion magique.

Son livre, bouleverssant, est aussi un coup de gueule pour qu'on prenne en considération les handicapés, qu'on se décide enfin à prendre de réelles mesures en leur faveur, que la ville ne soit plus semée d'embûches insurmontables et qu'ils puissent vivre au milieu des gens.

§"Un homme libre, le handicap à bras-le-corps", Eric Grassien, 120 pages, éd. Labor et Fides, novembre 2000.