Vers une société occidentale multiculturelle
Lors de notre conférence commune en septembre dernier à Bussigny, à l’invitation de La Cascade, lieu d’écoute et d’accompagnement lié à l’EERV, le pédopsychiatre Jean-Claude Métraux a réaffirmé que notre société occidentale, dans sa façon d’accueillir les migrants, conserve une attitude surplombante: nous adoptons la posture de riches experts sédentaires accueillant des pauvres migrants ignorants. Nos structures d’accueil instaurent des relations de maîtrise qui véhiculent inconsciemment un contre-message à l’intégration des migrants. Dans son livre «La migration comme métaphore» (Paris, La Dispute, 2013), ce psychothérapeute en appelle à un «zeste d’humanité, d’humilité, de sincérité», qui susciterait à ses yeux des relations de réciprocité propices à nous rapprocher d’une véritable société multiculturelle.
A mon sens, son analyse de nos procédures d’accueil démontre à elle seule que nous ne nous dirigeons pas «vers une société multiculturelle», mais plutôt vers une société occidentale à permissivité multiculturelle. Le brassage des cultures, que certains perçoivent comme une richesse et d’autres comme une menace aux acquis des Lumières, n’est qu’un aspect superficiel de la réalité.
J’estime simplificateur d’imaginer que les cultures parviennent à fusionner leurs mœurs politiques, sociétales et familiales. De même que les masses d’air chaud et froid de l’atmosphère ne se mélangent pas pour former de l’air tiède, mais se superposent ou s’entrechoquent en formant des orages, les cultures peinent à se brasser et se combinent en se hiérarchisant par couches sédimentées.
Quatre marqueurs non négociables
Je dénombre au moins quatre marqueurs culturels que la société occidentale, tant européenne qu’américaine – quoique diversement – tend à imposer à tout migrant et, au-delà de son territoire, à toute zone civilisationnelle qui entre en relation avec elle. Le premier est le principe de l’Etat-nation, qui suppose que les populations d’un territoire donné soient régies par un gouvernement unifié, ce qui est loin d’être le cas dans toutes les cultures. Ce système politique, une fois superposé aux structures tribales, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, a suscité des sociétés à deux vitesses fortement instables.
Le second principe est l’Etat démocratique, qui suppose un multipartisme parlementaire. Un certain «multiculturalisme» existe donc de fait au sein de tout gouvernement démocratique. Sous cet angle, le multiculturalisme, fréquemment distinct de l’occidentalisme, en représente plutôt l’aboutissement. Dans la société occidentale du futur, dont les premiers signes sont aujourd’hui tangibles, les diverses religions-cultures seront représentées dans l’Etat-nation-démocratique ou du moins fortement liées à celui-ci par des concordats.
Cependant, si le multiculturalisme s’identifie à l’établissement de la civilisation occidentale à permissivité multiculturelle, c’est surtout en raison de son troisième principe, nettement le plus important. Il s’agit de la liberté octroyée à tout individu de choisir sa culture, sa religion, son style de vie, etc. Cette primauté de l’individu – ou principe libéral – se présente comme une solution pacifique chaque fois que des cultures contraignantes sont confrontées l’une à l’autre par un rapprochement migratoire ou communicationnel (internet, commerce, tourisme, etc.).
L’Etat-nation-démocratique-libéral se développe ainsi progressivement comme arbitre privilégié des cultures, le multiculturalisme pacifique étant rendu possible par l’établissement des trois premiers principes de la modernité occidentale. Un quatrième s’y ajoute, découlant des précédents: la rationalité critique. En effet, dès que des cultures aux consignes incompatibles (obéir à telle règle alimentaire, vestimentaire, conjugale, etc.) entrent en contact, une distance critique est nécessaire pour définir de nouvelles bases de vie commune. La gestion de l’incompatibilité culturelle conduit d’elle-même à la réflexion critique.
En conclusion, nous nous trouvons face à un paradoxe: Les principes que la culture occidentale impose à tous ses citoyens, autochtones ou migrants, favorisent et limitent à la fois la multiculturalité. Selon la façon dont on l’observe, la civilisation occidentale apparaît comme la plus libératrice ou la plus dominatrice des cultures. Dans l’esprit occidental, les quatre principes de l’Etat-nation-démocratique-libéral-rationnel ne sont pas vraiment négociables. Ils sont destinés à servir de socle ontologico-politique à l’établissement d’une société globalisée à permissivité multiculturelle.
Des cultures aussi variées que l’islam ou le christianisme – dans leurs versions libérales ou conservatrices –, l’individualisme religieux, le bouddhisme, l’athéisme, le véganisme, le féminisme, la culture queer, le marxisme, le socialisme, le néolibéralisme, le nationalisme, etc. peuvent coexister dans la société occidentale pour autant que la liberté des individus soit respectée. Cette juxtaposition d’offres culturelles dénuées de pouvoir n’est pas sans conséquences négatives. Elle conduit à un lessivage interculturel qui produit une perte de sens généralisée, renforce l’individualisme et suscite par réaction les diverses formes d’intégrismes. Il s’agit en effet de bien saisir que les quatre principes de la civilisation moderne ne sont pas naturels, mais ressortent de ce que la culture occidentale tend à imposer au monde dans sa tentative de globalisation planétaire.