Notre Père: la tentation de l'excellence
Cette fois, les catholiques romains prient autrement le Notre Père dès l'Avent 2017. Enfin, presque. Plusieurs fois repoussée, la décision récente de l'épiscopat français d'adopter la nouvelle traduction liturgique a logiquement attiré celle des évêques suisses. Mais les catholiques romands attendront encore un peu, jusqu'à Pâques, pour laisser aux réformés le temps de quelques ajustements synodaux. A défaut d'une consultation mieux conduite, on a au moins le souci du partenaire protestant et de son curieux embarras.
En 2011 déjà, la Fédération des Eglises Protestantes de Suisse (FEPS) avait argumenté de manière singulière pour ne pas entrer en matière, réfrénant ainsi toute velléité romande: du côté de l'exégèse, rien à dire pourtant, ou pas grand-chose; mais c'est la familiarité de l'usage qui l'emportait, et un attachement supposé à la formule reçue – comme si l'on ne pouvait que prier ces mots-là pour le reste du siècle. Pour une fédération d'Eglises qui prétendent oser la réforme continue, voilà une bien curieuse posture que celle de la force des habitudes et du recours à la tradition !
En cette année jubilaire, occasion de toutes les audaces, vitrine de toutes les prétentions, allions-nous continuer de nous crisper devant l'offense d'une consultation un peu bâclée ? Ou allions-nous reconnaître que nous avions assez regimbé et fait montre de notre mauvaise humeur au partenaire catholique, qui l'a bien compris, pour laisser de côté nos sentiments revêches et ne pas nous complaire dans des tergiversations exagérées ou des vexations complaisantes ? Les protestants français, il y a plus d'un an déjà, ont fait en synode national le choix d'une recommandation éclairée. Autrement plus minoritaires dans le rapport œcuménique que nous autres en Suisse romande, ils ont ouvert un chemin sensé et apaisant. Et par bonheur, ils ont pensé pour nous: voilà qui nous aura fait gagner du temps, vu qu'il n'en reste guère.
Au bilan, on continue de s'interroger: aurait-on dû préférer un «Ne nous fais pas entrer en tentation», qui aurait fait écho à l'ancien (et non moins familier !) «Ne nous induis pas...»? Peut-être, et il est vrai que cette traduction serait plus juste – mais à tout prendre, la proposition adoptée est honorable et sera toujours moins douteuse que celle que nous nous coltinons depuis cinquante ans. Certes, on est tenté d'éloigner Dieu de la tentation... mais l'accent mis sur la responsabilité humaine n'élude pas la dramatique qui la porte vers le risque de désespérance – et c'est bien l'enjeu de cette demande-là.
Aurait-on pu marquer une proximité divine renouvelée dans l'évocation du Père aux cieux? Cela ne nous inspire dans le meilleur des cas qu'un vertige pascalien devant le silence éternel d'un espace pour ainsi dire infini, loin donc du rebord du monde sur lequel, comme dans la chanson de Cabrel, Dieu s'assied pour voir ce que les hommes en ont fait, et comme on comprenait le ciel au premier siècle: à la fois inaccessible et proche.
Aurait-on pu reprendre le pain quotidien pour le rendre «nécessaire»? Sans doute, mais l'actuel «de ce jour» reste plus accessible que le «suressentiel» ou «super substantiel» cher aux Pères de l'Eglise. C'est peut-être un peu pauvre, mais ça n'empêche pas d'être efficace.
Aurait-on pu encore moins lisser le texte et rendre le processus de remise des dettes plus abouti parce que déjà réalisé pour notre part («comme nous aussi nous avons remis...»)? Certes, mais la traduction au présent d'un verbe au passé continue de mobiliser le croyant dans une dynamique au lieu de l'installer dans un droit.
On le voit: comme il en va pour d'autres lignes du Notre Père, et tout bonnement pour la Bible en soi, la clef de compréhension tient encore et toujours à l'éclairage partagé et porté en communauté sur le texte prié. Traduction et fidélité continuent de filer une curieuse trame sur les ambitions de la justesse, surtout pour un texte prié. A nous accrocher aux mots, comme nous savons si bien le faire, nous pourrions nous contenter d'attendre longtemps que la splendeur de la vérité éclaire enfin tout un chacun de notre lecture aboutie.
Or l'œcuménisme, même lorsqu'il est maladroit, n'est pas là pour exténuer quiconque par la tentation d'une excellence désespérante à force d'être perfectionniste. Au lieu de cela, allons donc au rythme de l'Evangile. Contrariés, nous l'avons été, mais nous pouvons choisir de ne plus l'être. Forcés, nous le sommes, mais invités également à cheminer. Dès lors, ces paroles du Christ, si proches du texte qui nous tourmente, prennent un écho savoureux: «Si quelqu'un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui.» (Mt 5,41).
Il est temps, soit de se bouger, soit de remiser les slogans réformés avantageux – vous savez, ceux qu'on invoque pour mieux les oublier quand ça nous dérange. Sachons surtout nous réjouir de ce qui nous est donné. Mon choix est fait. Il est serein et résolu. Quel sera le vôtre et celui de nos Eglises? Certaines ont déjà répondu positivement, c'est réjouissant. Et dire que certains prétendent que l'œcuménisme actuel ne réserve plus ni surprises ni suspense...