Quand le cinéma se fait spirituel

Visions du Réel débute ce vendredi 5 avril / Audrey Ducommun
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Visions du Réel débute ce vendredi 5 avril
Audrey Ducommun

Quand le cinéma se fait spirituel

CULTURE
À l’instar de nombreux festivals, Visions du réel propose un prix du jury interreligieux. Comment comprendre l’attrait de ces distinctions dans un monde de plus en plus sécularisé? Éléments de réponse avec Hans Hodel, coordinateur du jury d’Interfilm depuis trente ans.

Il est un fait: tous les plus grands festivals de cinéma ont leur jury œcuménique ou interreligieux. Cannes, Locarno, Karlovy Vary (Tchéquie), Berlin ou encore Visions du Réel n’échappent pas à la tradition. Le festival nyonnais, qui s’ouvre ce vendredi 5 avril, semble d’ailleurs tenir fortement à cette récompense, même si le nom du prix a dû être modifié pour répondre davantage à la réalité confessionnelle de notre pays. Le jury œcuménique (1978-1995) a donc laissé la place à un jury interreligieux dès 2005, et ce après une interruption de dix ans. Mais d’où vient cet intérêt à conserver ce genre de distinction dans des pays si sécularisés? Et quelles incidences le multiculturalisme a-t-il eu sur les critères d’élection? Hans Hodel, ancien pasteur et coordinateur depuis 1989 des jurys d’Interfilm (l’Association internationale protestante pour le cinéma) nous livre son appréciation personnelle de la question. Rencontre.

Comment comprenez-vous la pérennité des jurys œcuméniques dans une société toujours plus sécularisée?

Si certains de ces prix perdurent depuis de nombreuses années - un jury catholique auprès du festival de Venise depuis 1948 et à Berlin depuis 1954, un jury protestant à Berlin dès 1963, par exemple - nous ne sommes pas pour autant les bienvenus dans tous les festivals! Mais effectivement, les jurys œcuméniques sont souvent fort appréciés en raison de leur intérêt pour le 7e art, leur respect vis-à-vis des œuvres cinématographiques, leur profonde analyse des films et dialogue avec les réalisateurs sur les plans théologique, éthique et spirituel. Ce travail sérieux fait qu’ils sont la plupart du temps invités par les festivals qui leur offrent des facilités ou viennent même vers nous, comme le festival international de Miskolc, en Hongrie, il y a dix ans, pour nous inviter à mettre en place un jury œcuménique.

Comment se composent vos différents jurys?

Un jury œcuménique est composé de trois à six jurés, selon les festivals. Une moitié des jurés est nominé par l’Association catholique mondiale pour la communication Signis et l’autre moitié par Interfilm. D’autre part, les jurys interreligieux à Nyon (depuis 2005) et à Leipzig (depuis 2016) se composent d’un membre de ces associations qui invitent alors un membre juif et un membre musulman – membres de différents âge, genre et pays selon leurs disponibilités.

Quelles conséquences cette évolution a-t-elle eu sur vos critères de sélection et vos choix?

Dans ses choix, le jury œcuménique montre une grande ouverture aux diversités culturelles, sociales ou religieuses. Qu’il soit œcuménique ou interreligieux, le jury propose un regard particulier sur les films. Il distingue des œuvres de qualité artistique qui sont des témoignages sur ce que le cinéma peut révéler de la profondeur de l’homme et de la complexité du monde. Il attire l’attention sur des œuvres aux qualités humaines qui touchent à la dimension spirituelle de notre existence telles que la justice, la dignité de tout être humain, le respect de l’environnement, la paix, la solidarité, la réconciliation. Cette perspective chrétienne, qui nous suggère ces valeurs comme celles de l’Évangile, sont aussi largement partagées dans toutes les cultures.

Vous confrontez-vous parfois à des désaccords, voire conflits d’ordre religieux lors des délibérations?

Évidemment, il peut y avoir parfois des désaccords, non seulement sur des questions d’esthétique et de narration, ce qui est normal, mais aussi sur des questions d’éthique et de morale, différentes selon les cultures. Comment par exemple porter un même jugement sur une histoire racontant la vie d’une femme, qui est amenée à avorter ou celle d’un homme désespéré qui se résout à se suicider?

Vous êtes un témoin privilégié de la production cinématographique. Quelle place la dimension spirituelle occupe-t-elle encore dans le cinéma?

Même si l’époque où nous étions touchés par les œuvres de Ingmar Bergman, Pier Paolo Pasolini, Andrej Tarkowski, Krzysztof Kieslowski et autres nous manque, il y a toujours de nouveaux films à découvrir et de jeunes réalisateurs à récompenser. Les choix de nos jurys en font preuve, comme «In den Gängen» du réalisateur allemand Thomas Stuber, qui a obtenu le prix du jury œcuménique à Berlin 2018, un film d’une grande subtilité, très intime et silencieux. Mais aussi d’autres films, comme le très profond «Manchester by the Sea» de Kenneth Lonergan (2016), qui tourne autour du thème de la faute et de la question du pardon et qui a touché un large public.

Quelles évolutions avez-vous noté dans les sujets abordés ou la représentation des différentes religions?

Je ne pense pas à une vraie évolution, parce que les réflexions sur le sens de vie, les questions sur sa propre identité et la recherche de l’amour dans une société changeante et un monde envahi par les conflits et les guerres, restent finalement toujours les mêmes. Il y des réalisateurs sensibles qui sont de vraies antennes pour l’actualité et à savent se mettre à  l’écoute de la société et de ses problèmes. Il y a des films comme «Styx» de Wolfgang Fischer (Prix œcuménique 2018 à Berlin) qui nous confronte avec le drame des réfugiés en mer, ou encore les deux films récompensés à Cannes en 2018 par notre jury: «Kapharnaum» de Nadine Labaki qui traite de la situation des enfants maltraités avec la guerre en Syrie ou encore «Blackkklansman» de Spike Lee qui évoque les  événements racistes en Amérique du Nord. Chaque année, chaque période a ses propres actualités.

Le protestantisme n’est-il pas le grand absent dans le cinéma? Comment faut-il le comprendre?

C’est un peu bizarre de poser cette question au moment où le film «Zwingli» sur le réformateur zurichois de Stephan Haupt a eu en salle déjà plus que 200’000 visiteurs! A ne pas oublier également «L’innocent» de Simon Jacquemet, qui raconte l’histoire d’une femme dans une Eglise évangélique et qui était parmi les nominés pour le meilleur film Suisse 2018! Mais presque personne voulait le voir en salle… Même destin pour un documentaire présentant une communauté mennonite vivant en Argentine qui était proposé juste avant Noël. Est-ce qu’il y assez de protestants qui s’intéressent à des films sur le milieu protestant? Et est-ce que cela vaut la peine pour un distributeur et propriétaire de salle de s’engager à le diffuser? Je pense au fait qu’il y avait un temps, presque chaque année dans un des pays du Nord de l’Europe, un nouveau film avec l’histoire d’un pasteur protestant, mais seulement très peu d’eux ont pu être montrés chez nous…

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Hans Hodel, coordinateur d'Interfilm depuis 1989.
DR