Lumière sur la tradition de l'accueil à Genève
Comment est né ce livre, hommage à celles et ceux venus d’ailleurs, qui ont contribué au rayonnement de Genève?
Une exposition consacrée aux réfugié·e·s dont le nom a été donné à des places ou à des rues de Genève avait été mise sur pied en 2001, en lien avec le cinquantième anniversaire de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR). L’objectif était de montrer l’apport fondamental des étrangers dans l’identité genevoise. Ce livre s’inscrit dans la continuité de la brochure publiée à cette occasion. Nous avons souhaité la compléter en y incluant d’autres personnes qui ont, par leur contribution, également participé au développement et au rayonnement culturel de la Cité.
Quand Genève est-elle devenue un lieu d’accueil pour les exilé·e·s?
Genève est un carrefour et un lieu de passage depuis toujours, ce qui est en partie dû à sa situation géographique.
Le grand tournant a été l’adoption de la Réforme en 1536. La personnalité de Calvin en a fait le centre du monde réformé, la Rome protestante. Genève est devenue une capitale religieuse, avec une identité protestante très forte. La ville va dès lors s’imposer comme le lieu de refuge pour tous les protestants d’Europe lorsque les guerres de religion firent rage. Depuis le XVe siècle, Genève n’a cessé d’accueillir des réfugiés. C’est assez inédit en Europe.
La première vague migratoire des protestant·e·s persécuté·e·s date du XVIe siècle. C’est le premier Refuge…
L’énorme majorité est alors composée de protestant·e·s français·e·s, souvent des intellectuels, des pasteurs, des professeurs, des théologiens, des hommes de lettres et des imprimeurs, comme l’imprimeur du roi Robert Estienne. Ils·elles sont en partie attiré·e·s par la présence de Calvin. Il·elles s’établissent à Genève. Longtemps, tous les pasteurs et tous les membres de la direction de l’Académie, devenue l’Université, étaient des réfugiés français de la première génération.
Il y a également une communauté italienne importante qui s’installe, notamment de la région de Lucques. Ce sont plutôt des artisans du textile et de riches marchands de soie et d’étoffes de luxe. Les Pellissari, Balbani, Turrettini, Oltramare et autres Micheli formeront l’élite politique et intellectuelle genevoise des siècles suivants.
Quelles sont les personnalités marquantes qui se sont installées à Genève durant cette période et comment leur savoir-faire a-t-il influé sur Genève?
Il y a, tout d’abord, toutes les grandes figures de la Réforme, à l’instar de Calvin et de Théodore de Bèze. Calvin a fondé l’Académie de Genève, qui va contribuer au rayonnement de la Cité. Toute l’élite protestante européenne va venir étudier et se former à Genève. Dans les premières années, il suffisait d’être protestant·e pour avoir le droit de demeurer en ville…
Cette migration de masse entraîne un vrai bouleversement structurel de la population et dynamise l’économie de la ville grâce au savoir-faire et aux relations des nouveaux arrivés. Une industrie du drap existait déjà, mais uniquement avec des échanges régionaux. Les nouveaux venus, de grands marchands qui avaient des relations dans l’Europe entière, en ont fait une structure essentiellement tournée vers l’exportation.
Le second Refuge, le siècle suivant, est déclenché par la Révocation de l’Edit de Nantes, en 1685.
Beaucoup plus de personnes vont passer par Genève, mais moins vont s’y installer. C’est un refuge un peu choisi : les étrangers sont gardés lorsqu’il y a besoin de monde et qu’il y a du travail. Ceux qui restent ont souvent déjà des relations dans la ville. C’est notamment le cas des Boissier, commerçants et banquiers d’Anduze, qui étaient déjà en contact avec l’aristocratie genevoise pour leurs affaires. Plusieurs de ces familles sont entrées très rapidement dans la société genevoise grâce aux alliances et aux mariages.
Il y a également toute une foule d’artisans qui immigrent, entre autres les indienneurs, dont font partie la famille Fazy.
Que reste-t-il aujourd’hui de cet héritage protestant?
Ces personnalités – Calvin, Turrettini, Fazy – ont fait rayonner Genève. Elles ont compté dans l’Europe intellectuelle et culturelle. Il y a une certaine fierté à être le descendant de huguenots et de ces familles de réfugié·e·s qui ont été des pionnier·e·s en liant leur destinée à celle de Genève et en contribuant à faire sa réputation. Il en reste cette image d’une ville ouverte et cosmopolite, capable d’absorber un certain nombre de réfugié·e·s avec plus ou moins de tolérance. Cette longue tradition d’accueil a largement façonné ce que l’on nomme «l’esprit de Genève». Elle fait partie de l’identité genevoise.
Au XVIIIe siècle, les réfugié·e·s l’ont plutôt été pour des raisons économiques.
Le siècle a été relativement calme, sans grande crise: il n’y a donc pas eu de vague de réfugiés. A cette époque-là, beaucoup de voyageurs étrangers passaient par Genève, comme l’élite de la noblesse pour qui la ville était une étape du «Grand Tour».
Pourquoi Genève est-elle devenue un refuge pour les réfugié·e·s politiques aux XIXe et XXe, fuyant notamment les régimes communistes de l’Europe de l’Est et les dictatures latino-américaines?
Ce n’est clairement pas un hasard. Genève restait tolérante, même si, désormais membre de la Confédération, elle devait se soumettre à sa politique. Il était connu qu’à Genève, on pouvait se réunir et que la presse y était libre. Par ailleurs, le droit d’asile était assez facilement accordé au XIXe siècle, sous la Restauration.
De nombreuses personnes qui devaient fuir leur pays d’origine, particulièrement l’Allemagne et la Russie, purent compter sur des réseaux et des connaissances implantés à Genève. La communauté russe, par exemple, était déjà très importante avant la Révolution et Lénine a longtemps séjourné dans notre ville.
La politique est devenue plus restrictive avec l’entrée de Genève dans la Confédération…
A plusieurs reprises aux XIXe et XXe siècles, Genève a défendu une position plus ouverte que la Confédération helvétique. Les autorités cantonales sont régulièrement intervenues à Berne pour défendre sa volonté d’ouverture. En 2017, Genève a lancé une initiative destinée à régulariser une partie de la population vivant et travaillant sur son territoire depuis plusieurs années sans statut légal. Près de 2500 personnes en situation irrégulière, intégrées dans la société genevoise, ont ainsi été régularisées en 2017 et en 2018 grâce à l’«Opération Papyrus». Genève peut en être fière.
Ce livre met également en avant plusieurs femmes, c’est presque inédit!
Nous avions la volonté de trouver un équilibre entre les artisans, les artistes, les intellectuels et les marchands, mais également en ce qui concerne les femmes, de montrer qu’elles ont largement été parties prenantes de ces mouvements migratoires et que chacune d’entre elles a contribué au rayonnement de Genève. Nous présentons, par exemple, le parcours de Marie Dentière, principale figure féminine de la Réforme, de Catherine Cheynel, devenue la Mère Royaume, de l’entrepreneuse de talent Elisabeth Baulacre, de la savante intellectuelle Albertine Necker de Saussure, de l’écrivaine intrépide Isabelle Eberhardt, de la pionnière du féminisme romand Marie Goegg-Pouchoulin, de la philosophe de renom Jeanne Hersch et de la déléguée de la Croix-Rouge Odette Micheli.
Genève est-elle aujourd’hui encore une ville de tolérance et d’hospitalité?
Le fait d’être une grande ville – à l’échelle de la Suisse –, de plus internationale et cosmopolite, lui permet a priori plus d’ouverture et de tolérance. Avec environ 40 % de population étrangère dans le canton, les Genevois ont plus l’habitude de rencontrer, de partager la vie et les activités de personnes venues d’ailleurs, cela contribue à leur ouverture. Cependant, la réputation d’accueil et de tolérance de Genève ne la met pas à l’abri de mouvements qui réclament plus de fermeture et la surveillance des étrangers. Ce n’est jamais gagné.
Côté pratique
Ce beau livre, très richement illustré, est une anthologie de portraits intimistes d’une trentaine de personnalités – dont un tiers de femmes – qui ont fait Genève. L’histoire de la ville est inextricablement liée au destin de ces personnes venues d’ailleurs, qui ont quitté leur pays et se sont intégrées dans la Cité en contribuant à son essor humain, social, économique, culturel et scientifique. Nombre d’entre eux·elles ont marqué la République. Cet ouvrage fourmille de petites anecdotes de vie, de petites histoires qui font l’Histoire.
Genève, cinq siècles d’accueil, Moreno Berva. Contributions de Jean-François Labarthe, de Brigitte Mantilleri, de Sarah Scholl et de Corinne Walker. Editions Notari. 440 pages, 320 images. Décembre 2020.