Eric-Emmanuel Schmitt: «Le Père Noël a savonné la planche de Dieu»
C’est au cours d’une nuit glaciale de 1989, perdu au milieu du désert du Sahara, qu’Éric-Emmanuel Schmitt a trouvé la foi. Depuis ce ravissement éclair, généré par cette soudaine présence sans visage ressentie au cœur de l’angoisse, ses livres à succès ne cessent de tourner autour de ce mystère. Sa folle saga «La Traversée des Temps», qui ambitionne de retracer l’histoire de l’humanité en plusieurs tomes, et dont le 2e, intitulé «La porte du ciel», vient de sortir, ne déroge d’ailleurs pas à la règle.
C’est ainsi que, porté par son espérance chrétienne, Éric-Emmanuel Schmitt a souhaité contrecarrer, en ce mois de décembre, la sempiternelle tradition de la lettre au Père Noël en remettant l’Église, ou plutôt Jésus, au milieu du village de Noël. Comme un acte de foi, autant que de résistance. Explications.
Alors que les enfants écrivaient leur lettre au Père Noël, votre atelier d’écriture invitait, lui, à rédiger «Une lettre à Jésus». Est-ce à dire que pour vous, Jésus est le Père Noël des adultes?
Ah non, surtout pas! Il ne faut pas confondre le surnaturel et le spirituel. C’est d’ailleurs le problème de notre époque: le spirituel perd des cartouches chaque fois que l’on met en avant le surnaturel. Personnellement, je suis un farouche opposant au Père Noël. J’ai toujours trouvé que c’était très néfaste d’user de son crédit auprès des enfants, en leur faisant croire à un personnage qui n’existe pas. Je n’ai jamais compris que les adultes puissent consciemment s’engouffrer dans des mensonges et perdre ainsi une part de la crédibilité et de la confiance qui leur est accordée, en essayant de faire croire aux enfants des choses qu’ils vont inévitablement découvrir comme fausses et stupides.
Vous-même, enfant, vous a-t-on fait croire au Père Noël?
Ah oui, mais je n’y ai jamais cru justement! Et je regardais mes parents avec pitié et commisération, comme des malheureux. «Mais comment peuvent-ils être assez bêtes pour croire que je vais y croire?», me demandais-je. Je n’ai d’ailleurs jamais écrit au Père Noël. Et je dirais même que, dans mon enfance, le Père Noël a savonné la planche de Dieu.
C’est-à-dire?
Ayant grandi au sein d’une famille athée, où on a essayé de me faire croire au Père Noël, je suis devenu méfiant et je me suis fermé à tous ces récits. Et quand après, sont venues de l’extérieur des déclarations concernant Dieu ou Jésus, je les ai mises dans le même panier. Au fond, le mensonge avait fait disparaître le mystère. Et moi, je suis partisan du mystère, pas des fables ni des affabulations.
Comment vous est venue l’idée de cet atelier d’écriture sur ce thème?
Avec Catherine Lalanne, rédactrice en chef du magazine Le Pèlerin, on s’est dit que c’était un bon thème, à la fois en termes spirituels que littéraires. Les croyants sont habitués à s’adresser à Dieu, mais sous la forme de la prière. Notre proposition était de renouveler cette parole à Jésus, en se dégageant justement du cadre de la prière.
«Écrire une lettre à Jésus», cela ne revient-il pas à déposer une prière?
Le but est de sortir de la rhétorique de la prière, où les expressions rabâchées finissent toujours par se vider de leur sens. Il faut revivifier la pensée avec des expressions neuves. Et le modèle de la lettre, avec toutes ses caractéristiques formelles, y engage: comment s’adresse-t-on à Jésus? Le tutoie-t-on ou le vouvoie-t-on? Et qui écrit? Cela peut être soi-même, bien sûr, en mettant cette missive dans le contexte de sa propre vie, mais on peut également décider d’écrire cette lettre sous un autre nom et la signer de la samaritaine ou d’Adolf Hitler. L’idée est de profiter de l’exercice littéraire et de son jeu pour réinvestir sa parole – et peut-être dire quelque chose qu’on n’avait jamais dit.
Précisément, sait-on encore prier aujourd’hui?
Je n’ai jamais su si je savais prier. Mes prières, qui sont parfois impulsées par une demande, finissent toujours par l’acceptation et le remerciement. Au final, pour moi, la prière est toujours un chemin qui me débarrasse de la prière.
Une prière se résume-t-elle finalement à une liste de souhaits?
Certes, souvent la prière commence comme une demande, un souhait. Il se trouve que plus on l’approfondit, moins on en reste là. J’ai toujours pensé que la prière lavait de la prière. Ce en quoi, elle est donc bien nécessaire. Elle est nécessaire comme un tremplin: un exercice spirituel qui nous amène au-delà de la demande et de l’exigence.
Comment se sont déroulés ces ateliers en ligne?
Dans un premier temps, je présentais une masterclass pour expliquer l’intérêt de jouer avec toutes les signes formels de la lettre: l’adresse, l’appellation, le post-scriptum, la pièce jointe, l’intitulé de la lettre si on prend une formule administrative, à l’instar d’une demande d’emploi ou d’une lettre de réclamation. Les scripteurs se sont emparés de ça et ça a donné des choses parfois très amusantes, qui montrent qu’on peut avoir à la fois de l’humour et de la profondeur – ce dont je n’ai jamais douté d’ailleurs. Plusieurs participants m’ont écrit pour me remercier de les avoir «décoincés»: en leur proposant d’imiter par exemple un schéma administratif, leur parole a pu trouver d’autres mots, d’autres formulations pour dire des choses qui sont des fois ensevelies sous la poussière de la tradition.
Quel était le profil des participants par rapport à la religion?
C’était tous des croyants. Même si certaines lettres sont dans l’idée que Jésus ne leur répond pas toujours. La nuit de la foi (période dans la vie du croyant marquée par le sentiment de l’absence de Dieu, ndlr.) apparaît aussi dans certains courriers. Mais la plupart des textes sont plutôt des lettres de remerciement et d’actions de grâce, c’est ce qui m’a frappé. Certains scripteurs racontent des choses absolument bouleversantes sur la place de Jésus, de cet amour dans leur vie; comment cela leur permet de traverser les épreuves les plus épouvantables. Il y avait là des témoignages de vie extraordinaires, faits avec un sourire absolument lumineux tout en racontant des existences épouvantables sauvées par la foi. Par l’amour. Par le sourire de Dieu qu’incarne Jésus.
Proposer cet atelier juste avant Noël, c’était aussi l’idée de remettre Jésus au centre de la fête?
Absolument oui, car outre le fait qu’avec le Père Noël, on célèbre plus une fête du surnaturel que de la spiritualité, c’est aussi devenu une fête commerciale totalement païenne. Donc cet atelier, c’était ma façon de faire de la résistance. (Rires.)
Quels souvenirs gardez-vous de vos Noël d’enfant?
La joie familiale. C’était juste une fête de famille, l’occasion aussi pour nous de vivre dans un appartement totalement différent, puisqu’on l’avait totalement décoré. En plus, c’était précédé, puisque je suis Lyonnais, par la Fête des Lumières du 8 décembre, qui est une magnifique fête en souvenir de Marie. Et quand on est Lyonnais, même si on n’est pas croyant, on met des lampions aux fenêtres et on va se promener à pied, le nez en l’air, dans toute la ville. Aujourd’hui l’événement est devenu encore plus important, avec shows son et lumière et il dure trois jours.
Noël a-t-il changé de signification, pour vous, au moment de votre conversion au christianisme?
Complètement. Maintenant c’est un moment que j’accompagne intérieurement, tout à fait intensément dans ma spiritualité silencieuse. Cela ne passe pas forcément par la participation à des offices. Je peux le faire pour être avec mes proches, ceux qui le souhaitent, mais c’est surtout intérieurement que je vis ce temps.
Mais précisément, quel sens prend aujourd'hui Noël pour vous? Que fêtez-vous intimement ce jour-là?
Pour moi, Noël est la célébration d’une naissance, donc du nouvel an autant que d’une nouvelle ère. Au milieu de l’hiver froid et obscur, Noël me rappelle où est la vraie lumière, la chaleur profonde: dans le cœur qui aime. Pour moi, l’image de l’enfant lové sur la paille symbolise davantage le christianisme que celle de la crucifixion. Il y a un recueillement, un émerveillement, une joie qui me recentrent et me dynamisent. Dans la crèche, la vie commence; sur la croix, elle finit. Noël célèbre l’existence rayonnante, tandis que Pâques nous fait appréhender son tragique. Or ma foi est d’abord joie, bonne nouvelle… Donc, si Pâques me bouleverse, Noël m’envoûte, me recentre, me rafraîchit.
Plus largement, qu’est-ce qui a changé dans votre vie depuis que vous êtes devenu croyant?
Je ne sais rien de plus, mais j’habite l’ignorance d’une façon différente. C’est-à-dire que j’habite le mystère avec confiance, alors qu’avant je l’habitais avec angoisse. Je suis aussi devenu beaucoup plus humble. Quand je ne comprends pas quelque chose, je fais crédit au monde. Je me dis: «Le sens m’échappe.» Je ne me dis plus: «C’est absurde.» J’accepte de voir dans cette incompréhension mes propres limites, et je n’accuse plus l’univers de ses prétendues défaillances.
Et aujourd’hui, que demandez-vous dans vos prières?
C’est très intime comme question… Je dirais que je ne commence une prière qui est une demande que pour les autres. Notamment quand je sais que des proches sont en train de vivre une épreuve. Donc je prie pour qu’ils soient à la hauteur de cette épreuve et qu’ils la vivent dignement, sans trop souffrir. Cette épreuve, ça peut aussi être la mort. Donc mes prières, quand elles sont habitées par une demande, sont toujours des prières pour les autres. Et c’est la demande que cela se passe bien pour eux, qu’ils trouvent la paix intérieure, la lumière, pour vivre les événements qu’ils traversent.
Est-ce à dire que ça vous est plus difficile de prier pour vous-même?
Pour moi personnellement, autant que je m’en souvienne, je n’ai jamais rien demandé. Par contre, j’exprime sans cesse des prières de reconnaissance. Le Laudate ou l’Exultate, c’est la base de mon rapport à Dieu. C’est le chant de louange, l’action de grâce, la prière de remerciement et la joie. Ma foi n’est pas consolation, elle est joie.
Il semble que de moins en moins de personnes aient accès à cette joie. Comment redonner du sens à Noël?
La disparition de la joie n’est pas liée seulement à la déchristianisation. La disparition de la joie est liée à l’avènement d’un individualisme forcené, qui conçoit l’être comme un être d’appétences, d’appétit et de désir – et donc forcément de frustrations. On est donc devenu une société de la frustration, puisqu’on a réduit les êtres à être des consommateurs, des êtres de désir dont on capte le désir. C’est un mouvement de civilisationnel global qui créé de la frustration et du malheur.
Comment s’en sortir?
On le peut individuellement, en se repensant et en faisant un travail de sagesse – pas forcément de croyance, mais de sagesse – qui consiste à se demander: qui-suis? Qu’est-ce que j’attends de l’existence? Et surtout: qu’est-ce que je n’en attends pas et dont on m’a bourré le mou? Trouver l’accès à soi-même et à ce qui nous fait en tant qu’individu et nous rend unique.
Et pour cette année, comment abordez-vous ce Noël en cette période si particulière?
Je crois que pour une fois, je vais avoir besoin de cérémonies à plusieurs. J’ai besoin de pas vivre ça seul, comme d’habitude. J’ai vraiment envie, après ces deux années de Covid et de solitude, moi qui suis pourtant assez peu ritualisé, de rites partagés avec les autres.
Questionnaire de Proust de Noël
Noël à l’église ou sous le sapin?
Les deux! Pourquoi choisir?
Menu tradition ou gastronomique?
La tradition gastronomique (rires).
Le cadeau dont vous auriez rêvé?
Un Noël sans fantôme. Un Noël sans êtres disparus, avec lesquels j’ai passés tous les précédents Noël.
Le pire cadeau que l’on pourrait vous faire ?
Je ne sais pas… Un CD avec La danse des canards?
Votre chant de Noël préféré ?
Adeste fideles, parce qu’il est tonique, conquérant, vainqueur, il est joyeux.
Les Fêtes de Noël, plaisir ou calvaire?
Plaisir… si je n’en attends pas trop.
Noël c’est mieux avant, pendant ou après?
Avant ! (rires) Faut être franc.
Réveillon de Noël ou Nouvel An?
Ah, réveillon de Noël: je hais Nouvel An!
Noël sans alcool ou sans cadeau?
Je ne bois jamais d’alcool… et je n’ai rien contre les cadeaux: j’adore en faire, j’adore en recevoir. Je suis très simple là-dessus.
Que faut-il sauver de Noël?
La célébration de la tendresse.