«Jésus est à tout le monde»

L'écrivain genevois Metin Arditi et le théologien réformé et historien vaudois Daniel Marguerat, ont longuement échangé autour de Jésus / DR
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L'écrivain genevois Metin Arditi et le théologien réformé et historien vaudois Daniel Marguerat, ont longuement échangé autour de Jésus
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«Jésus est à tout le monde»

Jésus, né du viol de Marie par un soldat romain? Dans «Le bâtard de Nazareth», Metin Arditi explore cette hypothèse historique. Un nouveau roman que le théologien Daniel Marguerat applaudit sans tout cautionner.

A trois reprises, ils se sont rencontrés pour parler de Jésus. Entre l’écrivain genevois Metin Arditi et le théologien réformé et historien vaudois Daniel Marguerat, la complicité est évidente, même si à propos du Christ, leurs visions divergent. Car c’est bien à lui que l’auteur de Mon père sur mes épaules consacre son dernier roman, Le bâtard de Nazareth. L’originalité de la proposition? Jésus ne serait pas le fils de Dieu, et serait né du viol de Marie par un officier romain. Pas ressuscité non plus, le Jésus de Metin Arditi est un mamzer, un enfant illégitime qui, selon la loi juive de l’époque, ne mérite pas plus que l’excommunication qu’inventeront les chrétiens à sa suite.  
L’occasion, pour l’auteur né en Turquie dans une famille juive laïque, mais dont la nounou lui récitait le «Notre Père» tous les soirs, de donner chair à un personnage puissamment romanesque. Dans ce texte de grande qualité, c’est «l’humanité de Jésus» qui l’intéresse, ce qui ne choque absolument pas Daniel Marguerat. Ainsi, même quand Metin Arditi met notamment en mots sa passion charnelle pour Marie de Magdala, le bibliste ne s’offusque pas non plus. Au contraire, Daniel Marguerat, à qui l’écrivain exprime sa reconnaissance en fin de livre, voit dans la fascination de Metin Arditi pour Jésus une expression d’un «rapport intime avec Dieu, mais qui refuse d’être cadré par une quelconque religion». Entretien croisé et exalté.

Daniel Marguerat, que pensez-vous de ce «Bâtard de Nazareth?»

D.M.: Faire de Jésus un enfant marginalisé, en tant que mamzer, cela donne un point de vue original sur l’ensemble de ses actes, notamment sur le fait qu’il s’est approché de toutes les catégories sociales marginalisées dans l’Israël de son temps. En tant que théologien, je complèterais la vision de Metin Arditi en disant que Jésus agit ainsi car son expérience de Dieu est celle d’un Dieu accueillant et universel. Ce qu’ajoute cette clé de lecture, c’est une explication de son affinité avec les marginaux. Jésus a vécu cette marginalité jusqu’au-dedans de sa chair. C’est d’ailleurs le résultat de mes propres recherches sur le Jésus historique.

Metin Arditi, est-ce le travail de Daniel Marguerat qui vous a mis sur cette piste-là?

M.A.: Tout à fait. Dans mes propres recherches pour un autre roman à paraître, je suis tombé sur une partie du livre de Daniel Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth, qu’il a écrit en tant que théologien et historien. Sans ce livre, dans lequel on apprend que Jésus est à tout le monde, je n’aurais pas écrit le mien. C’est dans cet ouvrage que j’ai découvert cette thèse d’un Jésus né hors mariage. L’idée qu’il soit donc un bâtard, mis au ban de la société selon ce que prescrit la Torah, m’a inspiré ce livre. Que j’ai écrit dans une forme d’urgence, en 31 jours.  

Daniel Marguerat, d’où vient cette hypothèse?

D.M: La théorie que romance Metin Arditi est une explication polémique du judaïsme datant du IIe siècle, et qui a été développée dans le but de railler l’explication de la naissance virginale de Jésus grâce à l’immaculée conception. Cette théorie juive a deux variantes. La première, avancée par Metin Arditi dans son roman, est que Marie aurait été violée par Ben Panthera, un officier romain. La deuxième est que Marie aurait eu une histoire d’amour avec ce dernier. En tant qu’historien, je peux dire que la naissance de Jésus reste un mystère historique. Personne ne peut dire ce qui s’est passé, car les documents nous manquent.

Metin Arditi, pensez-vous donc que l’entièreté de la vie de Jésus puisse se lire à l’aune de sa condition d’enfant illégitime?

M.A.: J’en suis certain. Chacun subit une blessure d’enfance, qui porte alors un éclairage cohérent sur chaque décision ou bifurcation de notre existence. En bon mamzer, Jésus a lutté toute sa vie contre l’exclusion dont lui-même a eu à souffrir. Toute ma vision du christianisme tient en ceci: le refus de Jésus d’être ostracisé et que les autres le soient aussi. Je crois que c’est là que la bonté de Jésus prend sa source.

Daniel Marguerat, une telle pureté d’âme vous apparaît-elle possible pour quelqu’un qui ne serait qu’un homme?

D.M.: Il y a eu beaucoup d’hommes bons dans l’histoire. Mais si Jésus avait simplement été un homme bon, il n’aurait pas réussi, en à peine trois ans d’activité, à générer une aventure spirituelle aussi puissante, qui a bouleversé l’histoire de l’humanité. Je crois que sa grande qualité a toujours été de dire qu’il nous offrait une vision de Dieu apaisante et féconde. Jésus a renvoyé à un au-delà de lui-même, en nous proposant d’être en connexion avec Dieu. Les chrétiens l’ont donc appelé «Fils de Dieu», pour dire qu’il était authentiquement l’icône de Dieu.

Metin Arditi, la bonté de Jésus semble vous plaire d’autant plus que celle-ci ne lui aurait pas été, à vos yeux, insufflée par Dieu.

M.A.: Je ne mets pas de majuscule au «F» de fils, en effet. Pour moi, un Jésus doté de pouvoirs surnaturels m’inspire infiniment moins que quelqu’un qui serait un homme révolté contre l’injustice. Dans mon roman, il est certes guérisseur, mais ne tire jamais profit de son don. C’est à un Jésus comme celui-ci que nous pouvons nous identifier. Un Jésus terrestre dont on peut s’inspirer.  

Rassurez-nous: vous ne vous prenez pas pour Jésus?

M.A.: On ne peut évidemment pas se comparer à Jésus. Cependant, un ami m’a soufflé ce mot de l’écrivain argenté Jorge Luis Borges, selon lequel toute personne qui écrit une biographie de Jésus écrit un peu sur lui-même. Je ne me prends pas pour Jésus, pas d’amalgame! Mais cela m’a fait réfléchir, notamment sur le travail des deux fondations que j’ai créées et qui interviennent au Proche-Orient. L’injustice que subit la Palestine de la part d’Israël me torture l’esprit… La mission du peuple juif n’est pas de dominer d’autres peuples. Sûrement pas.

Daniel Marguerat, n’est-il pas choquant, juste avant Pâques, de présenter la façon dont on aurait organisé la légende d’une résurrection… qui n’a pas eu lieu!

D.M.: Absolument. Et ce qui pourrait également être dérangeant, c’est que selon Metin Arditi, Judas est le fondateur du christianisme! En effet, à la fin du roman, il organise la fiction de la résurrection, et fonde cette communauté qui va se séparer du judaïsme. Sans le savoir, Metin Arditi a plus ou moins repris ici le contenu de l’Evangile de Judas, un texte apocryphe où Jésus, au lieu d’être trahi par cet apôtre, lui demande expressément de le livrer aux grands prêtres de Jérusalem. Ceci afin de déclencher sa condamnation et d’entraîner sa mort par crucifixion, le faisant ainsi accéder au statut de sauveur dans le Ciel. Selon ce texte, Judas serait donc le médiateur de la volonté de Jésus de mourir pour le salut des hommes... Selon moi, cette légende n’a aucun fondement historique.

Metin Arditi, ne craignez-vous pas que ce roman soit perçu comme une provocation par certains chrétiens?

M.A.: J’ai fait dans ce livre des choix de romancier que je pourrais très bien contredire... Toutefois, je respecterai la réaction de chacun de mes lecteurs. J’entends déjà que son seul titre en déstabilise quelques-uns... Mais il se justifie, puisque selon moi, même la crucifixion résulte de la condition de bâtard de Jésus. D’ailleurs, je pourrais l’élargir à l’humanité entière! Nous sommes tous des bâtards de Nazareth! A un moment donné de notre vie, nous nous retrouvons tous dans la nécessité, dans le besoin de consolation… Nous ne sommes pas des super-héros. Au contraire, nous sommes faibles, fragiles et friables. Il faut accepter notre finitude d’humains. Et Jésus, sur la croix, c’est l’extrême finitude.

Au fond, qui est Jésus, pour vous?

D.M.: Pour moi, c’est un homme qui nous offre de découvrir Dieu et de vivre avec Dieu comme personne n’a osé le faire.

M.A.: Pour moi, c’est l’ami de tout être humain. Et là, je mettrais un «A» majuscule…