La paix en question
Face à «l’ensauvagement du monde», pour reprendre la formule utilisée par Emmanuel Macron lors du G7 de Biarritz, la Conférence des Églises européennes (CEC) continue de s’engager fermement en faveur de la paix. Le réseau œcuménique, qui fête ses 60 ans cette année, a d’ailleurs choisi de bâtir cette nouvelle édition autour du centenaire du Traité de Versailles. Le but de cette conférence de la paix 2019? Interroger les erreurs du passé pour mieux aborder les défis actuels. Interviews croisées.
Questions à Christian Krieger, président de la Conférence des Églises européennes (CEC, en anglais), vice-président de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine.
En quoi est-ce la vocation de la CEC d’intervenir sur le thème de la paix?
Historiquement, la CEC est née d’un projet de réconciliation entre les pays d’Europe et d’un projet de solidarité entre Églises des deux côtés du Rideau de fer. Le souci de la paix et de la réconciliation est donc profondément ancré dans l’ADN de la CEC. Aujourd’hui, nous ressentons un urgent besoin de poursuivre le travail pour la paix, notamment en raison de l’emballement que nous connaissons autour de la production d’armes, mais aussi la remise en question du multilatéralisme, la prise de pouvoir de partis populistes en Europe, les tensions sociales que connaissent les pays européens.
Pourquoi partir du traité de Versailles, dont c’est le centenaire?
Ce traité souhaitait établir une paix durable. Il a inauguré une période d’entre-deux-guerres, créant un certain nombre de problèmes. Peut-être parce qu’il s’est écrit avec des absents... Mais surtout parce que la paix ne se décrète pas autour d’une table. Elle se construit par la transformation des cœurs. Le traité de Versailles a, en partie, façonné l’Europe et le Moyen Orient que nous connaissons aujourd’hui. Des blessures qui en résultent demeurent actuelles, notamment pour les Hongrois. Cet anniversaire est donc vécu très différemment parmi nos membres.
Quelles sont les différences les plus notoires au sein de la CEC?
La CEC regroupe 114 Églises, et presque autant de réalités différentes. Dans les pays représentés, la relation Église-État est très variable, cela va de l’Église d’État au régime de la séparation. La CEC a pour mission d’aider les Églises à mieux trouver leur voie dans un monde en profonde mutation. Ce n’est pas simple pour une Église qui a toujours connu une situation majoritaire, voire d’homogénéité religieuse, d’appréhender le pluralisme, d’être Église avec d’autres. Ce n’est pas simple de réinventer de nouvelles relations avec l’État quand on a toujours connu une grande proximité avec les gouvernants et l’identité nationale. La CEC ouvre un espace de débat fabuleux aux Églises majoritaires et minoritaires pour apprendre à vivre dans cette pluralisation de la société, qui pose à tous le défi de l’altérité et de la mondialisation.
Quels sont à vos yeux les principaux enjeux de cette rencontre?
Un des enjeux est d’essayer de se réapproprier les leçons de l’histoire pour mieux penser et appréhender les enjeux contemporains. Les Églises savent-elles intégrer la dimension économique? Peuvent-elles s’engager résolument pour une Europe hospitalière face au défi migratoire? Quelle place a la justice sociale dans un monde du travail profondément affecté par les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle? Comment se mobilisent-elles sur la transition énergétique? Ces nombreux sujets vont conditionner la société de demain, sa capacité à garantir une coexistence pacifique.
Sur tous ces sujets, quel peut être le rôle des Églises sur le terrain?
Une des menaces transversales que nous observons dans les pays européens est cette logique de repli ou de retrait du projet européen. De nombreuses voix s’élèvent pour le critiquer. La primauté accordée à la croissance économique pose la question de la durabilité du modèle, tant sur le plan social qu’environnemental. Toujours est-il que le projet européen a longtemps été compris comme une évidence, une solution. Or aujourd’hui, il est devenu le problème. La confiance n’est plus la même. La multiplication des pouvoirs populistes et l’effondrement des partis traditionnels qui structuraient le débat politique constituent une réelle menace.
Que peuvent précisément faire les Églises face à la menace populiste?
Le populisme se nourrit d’un sentiment de peur, d’insatisfaction, d’insécurité. Il exploite ces sentiments à des fins électoralistes. Les Églises sont des organisations présentes sur le terrain. Elles sont là pour écouter les gens, chercher à les comprendre, mais aussi, quand il le faut, dénoncer les limites et les risques des discours populistes ou néonationalistes. Elles ont une réelle capacité à accueillir les personnes et à les accompagner. Au cœur de la vie spirituelle, il y a l’écoute de la parole de Dieu, sa méditation. Or, cette démarche contient une dynamique de transformation, d’édification. Dans l’Écriture, nous rencontrons un Dieu qui nous transforme et nous fait grandir. C’est un enjeu pour les Églises d’assumer leur rôle en permettant une édification du peuple de Dieu et de tous ceux qui sont en quête de sens.
Propos recueillis par Claire Bernole, Réforme
Questions à Antje Heider-Rottwim, pasteure allemande et directrice de l’organisation «Church and Peace», groupe thématique de référence au près de la CEC
Concrètement, comment les Églises travaillent-elles à la paix?
Le Conseil œcuménique des Églises a adopté le principe de «paix juste», destiné à transcender le principe impie de «guerre juste». Au niveau des synodes, beaucoup d’Églises se sont ralliés à cette décision et réfléchissent à ce que signifie concrètement ce passage, d’une guerre juste à une paix juste, et ce à différents niveaux: sur le plan théologique, quant à la compréhension de la notion même de sécurité, les politiques sécuritaires militaires ou les stratégies non militaires, mais aussi toute la question de l’armement et du commerce d’armes, etc. Un engagement qui est largement soutenu au niveau de la base.
De quelle manière?
Au niveau des groupes et organisations confessionnels, il existe une longue expérience de la non-violence, de l’éducation à la paix, de services de paix en zones de conflits, des activités en faveur des droits de l’homme, de l’accueil des réfugiés – toutes des initiatives dans le domaine de la justice, de la paix et de l’intégrité de la Création. Ces organisations mettent à défi les hiérarchies ecclésiastiques de prendre une position publique et conséquente contre toute militarisation, sous quelque forme que ce soit et remettent souvent en question le service militaire, les aumôneries militaires, le commerce d’armes, l’utilisation des taxes pour l’armée, etc. Après, les Églises réagissent différemment…
Quels sont les plus grands défis auxquels est confrontée l’organisation «Church and Peace»?
Comme d’autres organisations de paix, nous constatons que ceux qui sont prêts à s’engager en faveur de la paix le font en assumant un niveau de risque personnel et financier élevé. En effet, le soutien financier ainsi que les structures pour les services pour la paix sont encore absolument négligés par rapport aux infrastructures et services militaires. Et ce quand bien même tout le monde souligne que la prévention des conflits par la réconciliation et la consolidation de la paix sont au cœur des stratégies politiques, et que les solutions militaires ne sont que de l’ordre du «dernier recours»! Les faits montrent le contraire.
Vous évoquiez également un risque «personnel»?
A travers toute l’Europe, beaucoup de nos membres sont de petits groupes avec des défis énormes dans des situations difficiles. Ils rencontrent de gros problèmes et de fortes tensions et ont besoin de beaucoup plus de soutien que ce qu’un réseau comme Church and Peace peut développer. Nous essayons de renforcer le réseau par des conférences, le partage des compétences, de la présence, etc. Nous élevons surtout notre voix contre les développements politiques nationaux et européens vers plus de «sécurité» armée et luttons pour des alternatives civiles non-violentes.
Qu’attendez-vous de la task force de paix mise en place lors de cette conférence?
En tant que groupe thématique de référence, nous avons formulé: «La task force pour la paix sera mise en place pour témoigner activement du ministère de réconciliation de Dieu.» En tant que task force pour la paix, son action se fera essentiellement en tant que médiateur de la paix dans le contexte européen et local au sens large. Ce travail de médiation se fera par l'intermédiaire de la CEC et de ses Églises membres. La tâche sera triple: répondre aux situations de conflit, de rétablissement de la paix, de consolidation de la paix.» Ce qui veut dire: réunir des experts de différentes Églises et ONG liées à l'Église pour former un groupe de personnes qui, en situation d'urgence, font confiance aux compétences et aux capacités émotionnelles des uns et des autres et sont prêtes à aller en équipe dans des situations de conflit pour accompagner églises, groupes, personnes comme médiateurs et artisans de paix.
Propos recueillis par Anne-Sylvie Sprenger, Protestinter