«En Église, les victimes d’abus ont encore plus de peine à parler»
La Vaudoise Marie-Claude Ischer, présidente de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), a été nommée à la tête de la commission d’enquête visant à faire la lumière sur la manière dont l’exécutif de l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS) a géré la plainte pour agression sexuelle à l’endroit de son président, Gottfried Locher. L’occasion de faire également le point sur la manière dont l’EERV traite ce genre de problématiques au sein de son institution.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager dans cette commission d’enquête, et à en prendre même la présidence?
Mon parcours professionnel m’a fait passer par le centre Malley-Prairie pour les femmes victimes de violences, où j’ai appris énormément de choses sur les phénomènes d’emprise. Or dans l’affaire qui nous occupe, il me semble que ces connaissances peuvent être utiles. Car il ne s’agit pas seulement d’examiner les procédures mises en place, et «qui est-ce qui a fait quoi, quand et comment», mais aussi de comprendre la complexité à laquelle font face les personnes qui reçoivent une plainte de ce type.
Quels sont, à vos yeux, les enjeux prioritaires de cette commission?
Le mandat de la commission d’enquête ne porte pas sur la plainte en tant que telle. Celle-ci est analysée par les avocats zurichois mandatés par le Conseil exécutif, qui donneront leur appréciation en fonction de critères juridiques. Notre mandat consiste à évaluer la façon dont le Conseil a géré cette plainte: est-ce qu’il a suivi des règles et des procédures déjà existantes? Qu’est-ce qui était mis en place à l’époque des faits, etc.? À présent, c’est également à nous que le cabinet d’avocats doit adresser ses rapports, et non plus au Conseil.
On sait que cette affaire a déjà coûté à l’EERS près de 200'000 francs en frais d’avocats, de communication et de traduction. Allez-vous aussi vous pencher sur la question des coûts investis?
Oui, cela fait aussi partie de notre mandat de traiter l’aspect financier, évaluer si celui-ci était proportionné ou disproportionné.
Allez-vous également examiner l’arrangement qui a été fait avec Gottfried Locher, pour que celui-ci accepte de démissionner?
Non, cela ne fait pas partie de notre mandat. M. Locher était soumis à un contrat de travail et donc à la loi sur le travail. L’arrangement a eu lieu dans ce cadre-là, et nous devons le respecter comme tel.
Êtes-vous confiante dans les moyens qui vous sont donnés pour mener à bien votre travail, ou craignez-vous des embûches particulières?
Je suis confiante pour que l’on nous fournisse tous les documents nécessaires. Après, j’ignore quelles sont les influences, les jeux de pouvoir au sein du Synode qui pourraient éventuellement freiner le travail de la commission… De ça, je dois dire que je ne m’en préoccupe pas vraiment pour l’instant.
La question des abus est une préoccupation de toutes les Églises. Comment l’EERV prend-elle en charge cette question?
Depuis mon arrivée, j’ai déjà entrepris un certain nombre de démarches. La première chose a été de mandater un organe externe comme personne de confiance, pour permettre à nos collaborateurs d’avoir un lieu d’écoute externe pour pouvoir s’exprimer en cas de difficultés. Celui-ci est actif depuis le mois de novembre dernier. En début de cette année, j’ai également mandaté un groupe d’experts, c’est-à-dire deux psychologues d’urgence plus une juriste, pour étudier un certain nombre de situations sur le plan juridique, pour voir ce qu’il y aurait moyen de faire. Ainsi, toute plainte de cet ordre leur sera dorénavant automatiquement confiée.
Par ailleurs, nous sommes également en train de réfléchir à la mise en place d’une plateforme, où toute personne qui aurait été victime de harcèlement ou de mobbing par des collaborateurs de l’EERV (salariés ou bénévoles élus) ou dans le cadre d’activités ecclésiales, pourrait s’adresser. J’espère y arriver d’ici à la fin de l’année.
À quels écueils les Églises font-elles face pour aborder ce genre de situations?
Il y a tout un travail de formation et de sensibilisation à faire auprès de nos ministres et laïcs.
Comme partout ailleurs, on a une puissance incroyable à être dans le déni: nous avons beaucoup de difficultés à imaginer que cela existe dans nos Églises, et ce bien que d’autres Églises soient confrontées depuis pas mal d’années à ce genre de difficultés. Cette forme de déni invraisemblable n’existe évidemment pas que dans l’Église, mais il est encore renforcé par le fait qu’un ministre, ou personne élue, représente une figure d’autorité.
Est-ce à dire que les victimes ont tendance à moins parler dans ces milieux?
Les victimes ont toujours beaucoup de peine à parler, quel que soit le cadre, et celui-ci représente en effet une difficulté supplémentaire. Les victimes craignent que personne ne les croie. Or sans leur parole, on ne peut rien faire. Quand on apprend quelque chose par la bouche de quelqu’un d’autre, on ne peut qu’inviter cette personne à encourager la victime à venir parler à des gens spécialisés, qui vont lui garantir l’anonymat si elle le souhaite. Ça ne veut pas dire qu’on l’obligera à aller déposer plainte, mais ça lui permettra au moins de cheminer avec un accompagnement particulier, spécialisé et adéquat – ce qui n’a malheureusement pas toujours été le cas.
Comment cela?
Il y a quelques fois eu, par le passé, des dérives dans ces accompagnements. Avec toute la bonne volonté que vous pouvez avoir, ce n’est pas parce que vous êtes ministre que vous êtes apte à aider des personnes victimes d’abus. Il faut savoir reconnaître la limite de ses compétences. Ce n’est pas parce que vous êtes pasteur, ministre ou diacre que vous êtes aptes à accompagner toute personne en souffrance. Pour ça, il faut des spécialistes.