Les évangéliques confrontés à de nombreux cas d’abus spirituels
En Afrique du Sud, la mission évangélique Kwasizabantu (KSB), très connue dans le pays et présente en Europe, notamment en France et en Suisse, fait l’objet d’une enquête policière après des allégations d’abus de grande ampleur révélés cet automne.
À une autre échelle, depuis ce printemps, un collectif rassemblant plus d’une trentaine d’anciens étudiants, professeurs et bénévoles de l’Institut francophone de théologie de Jérusalem (IFTJ) alerte sur des dysfonctionnements graves et répétés au sein de l’institut biblique évangélique.
Finalement, moins alarmant mais tout aussi révélateur, un des fondateurs du mouvement Europe shall be saved a quitté l’aventure après avoir vécu un «abus d’autorité». Le milieu évangélique est aussi confronté à des abus d’autorité pouvant entraîner des situations graves, extrêmement préoccupantes et dévastatrices pour les victimes: trois cas de figures récents qui amènent à réfléchir.
«Tests de virginité» et «passages à tabac»
Installée au cœur de la Drôme des collines (région Rhônes-Alpes), l’école protestante du Cèdre a tout pour être un cadre idyllique pour étudier: bâtiments flambant neufs, professeurs dévoués, faibles effectifs par classe, uniformes proprets et terrains de sport au milieu de la forêt. Véritable vitrine de la mission Kwasizabantu, l’école privée hors contrat jouit d’une excellente réputation dans la région. Le mouvement fondé en 1970 en Afrique du Sud par Erlo Stegen a fait des émules en France (en région parisienne, en Alsace et dans le Sud-Est), mais aussi en Allemagne, en Roumanie, et en Suisse.
La famille Läderach, propriétaire de la chocolaterie du même nom à Ennenda, dans le canton de Glaris en Suisse, a notamment fait partie des chevilles ouvrières de KSB en terres helvétiques.
Aujourd’hui, le mouvement est plus divisé que jamais. Une scission s’est faite entre les membres restés fidèles à la base en Afrique du Sud et les missions Kwasizabantu aux Pays-Bas, en Belgique, en France, en Suisse et en Australie, indépendantes depuis 2019. Elles dénonçaient le contrôle abusif des dirigeants et l’opacité financière.
Depuis l’automne, la branche mère de la mission fait l’objet d’un contrôle minutieux de la part des autorités après la longue enquête de News24. Le média sud-africain allègue une inconduite généralisée de la part de membres de l’Église, dont des atteintes aux droits de l’homme tels que des viols et des passages à tabac. KSB est également accusée d’agir comme une secte. On lui reproche notamment d’avoir fait subir des «tests de virginité» à des jeunes filles, rapporte la radio Deutsche Welle.
Soumis par la peur
En Europe aussi, ce même mouvement a fait des dégâts, dénoncent d’anciens membres sous couvert d’anonymat. Ils décrivent une organisation légaliste, soucieuse des apparences et qui contrôle ses membres via la peur et la confession de toute pensée critique ou négative à des «conseillers spirituels» qui en informent la hiérarchie. Des cas d’abus sexuels impliquant des mineurs auraient même été couverts, selon plusieurs sources. Les responsables, informés, auraient enjoint les victimes à pardonner à leurs agresseurs.
De nombreux mariages ont été arrangés au sein de la communauté, à coup de «Dieu m’a dit que je devais me marier avec toi». Ou te marier avec lui/elle. Aujourd’hui âgé de 85 ans, Erlo Stegen a exercé et exerce potentiellement encore un pouvoir absolu sur ses adeptes. «Qui est du côté du Seigneur?» a-t-il l’habitude de demander dès qu’une critique germe. Une manière de mettre ainsi fin à tout compromis et toutes discussions. Un tel abus d’autorité dans un contexte spirituel peut sembler caricatural.
Enquête pour «abus de faiblesse»
En ce qui concerne le cas de l’Institut francophone de théologie de Jérusalem et son directeur, les faits reprochés à Jacques Elbaz ne sont pas comparables aux allégations à l’encontre de KSB. Néanmoins, le Parquet de Paris a ouvert une enquête pour «abus de faiblesse». La Miviludes avait saisi le Parquet en juillet. L’enquête a été confiée à l’office central pour la répression des violences aux personnes, révèle l’hebdomadaire Réforme, qui a publié plusieurs articles sur le sujet.
Si entre KSB et l’IFTJ l’échelle et les conséquences sont différentes, les membres du collectif dénoncent une même «instrumentalisation de la foi», une volonté de contrôle total et abusif et l’usage de menaces voire de violence physique. Plusieurs anciens étudiants, professeurs et bénévoles contactés par Christianisme Aujourd’hui applaudissent l’institution mais réprouvent les agissements du pasteur ADD Jacques Elbaz, «indignes d’une institution académique».
«Soit on est du côté du directeur et on obéit au doigt et à l’œil; soit on est suspect, rebelle», décrit David, ancien professeur. «Un système de contrôle est mis en place avec des personnes référantes qui vont surveiller et faire remonter des informations sur les autres étudiants. Celui qui ne va pas rapporter les choses est alors pris dans le collimateur et isolé», poursuit celui qui est pasteur. «Pour nuire, le directeur de l’IFTJ peut aller jusqu’à imposer d’écrire de faux témoignages», assure David. Les membres du collectif, dont la plupart ne se connaissaient pas avant, dénoncent par ailleurs les menaces régulières d’annulation de visa et de non-validation du diplôme pour qui refuserait de se plier à l’autorité suprême de Jacques Elbaz.
Violent, mais pas gourou
Ancien étudiant devenu pasteur, Pierre (prénom d’emprunt) décrit Jacques Elbaz comme un homme de conviction qui agit dans un pays très difficile, mais «qui a fait des dégâts et brisé des vies». Pour lui, le natif de Marseille connu pour son franc-parler est un «excellent manipulateur doté d’un très fort charisme, mais loin d’être un artisan de paix». Il poursuit: «C’est un homme dans une extrême souffrance qui a des dérives et qui peut être extrêmement violent. Mais ce n’est pas un gourou», estime-t-il. Il déplore un rapport ambigu à l’argent. Un brin désabusé, Pierre attend que les autorités ecclésiales prennent leurs responsabilités. «S’il est établi que certains des actes de Jacques Elbaz, en tant que directeur de l’IFTJ, ne sont pas en adéquation avec nos valeurs, nous prendrons les mesures qui s’imposent», a indiqué le bureau national des Assemblées de Dieu, dans un communiqué fin août.
Bien que le pasteur franco-israëlien soit titulaire d’une carte pastorale de l’Union nationale des Assemblées de Dieu de France (UNADF), «les Églises et l’IFTJ, dont le pasteur Jacques Elbaz s’occupe en Israël, n’en sont pas membres: ce sont des structures indépendantes de notre organisation qui ne relèvent pas de notre supervision», précise le communiqué.
Un sain contrôle
«J’ai vécu un abus d’autorité qui a duré plus d’un an. Je suis en convalescence», révèle pour sa part Christian Kuhn, directeur du Réseau évangélique suisse (RES). Ces abus subis l’ont poussé à quitter la direction du mouvement œcuménique d’évangélisation Europe shall be saved. Pour ne pas tomber lui-même dans une dérive autoritaire ou abusive, Christian Kuhn a depuis plusieurs années décidé de donner un droit de regard sur son comportement à une quinzaine de personnes.
«Les gens qui ont un charisme dominant sont souvent seuls, ils font le vide autour d’eux. Il faut de la redevabilité, mais une saine redevabilité qui ne soit pas l’expression d’une maîtrise», encourage-t-il. Tout le contraire des «conseillers spirituels» et systèmes de surveillance qui font remonter les faits et gestes des uns et des autres à la hiérarchie.
Contrer et prévenir les abus spirituels
«Il y a trente ans, c’était passé sous silence. Aujourd’hui les Églises prennent les choses au sérieux», souligne une victime suisse dont les cas d’abus sur ses enfants ont finalement été reconnus après des années de combat.
Pour Jean-François Mayer, historien et spécialiste des mouvements religieux contemporains, l’expression de ces abus de pouvoir et de faiblesse, identifiés chez les évangéliques, est l’expression beaucoup plus large de ce qui se joue au sein de diverses religions et sensibilités chrétiennes. «Je suis frappé de constater qu’en moins de vingt ans, les cas d’emprise et de manipulation sur le plan spirituel se soient autant multipliés, des bouddhistes aux catholiques les plus réputés», explique-t-il. Un prélude parfois à la transgression plus grave d’abus sexuels.
«Les dérives dans l’exercice d’un mouvement spirituel atteignent toutes les traditions. La question est: quel peut être le rôle des institutions? On a les diocèses, les congrégations. Je partais du principe qu’elles pouvaient y mettre un terme chez les catholiques dernièrement, mais le contrôle n’a pas fonctionné», poursuit l’historien.
Encadrer plutôt que contrôler
Doit-il être question de «contrôle»? Son analyse le conduit à souligner combien les organisations faîtières deviennent certes plus sensibles à ces questions mais restent encore peu engagées sur ce sujet. «En terrain évangélique, je pense au rôle que devraient jouer les organisations faîtières, non pas un rôle d’autorité, mais d’orientation et d’encadrement, attirant l’attention sur certains de leurs membres et autres groupes», souligne Jean-François Mayer.
«Je trouve intéressant d’analyser le fonctionnement du Conseil national des évangéliques de France (CNEF) et du Réseau évangélique suisse (RES), au-delà de leur rôle de représentation. Qu’on le veuille ou non, ils exercent un rôle de régulation et d’identification de problèmes potentiels. Ce peut être un levier positif dans un monde évangélique fragmenté, où peuvent surgir des figures charismatiques qui s’imposent comme références», appuie-t-il.
Reconnaître les signaux d’avertissement d’abus
«Toutes ces années, je me suis intéressé aux nouveaux mouvements contemporains. Ceux-ci comptent nécessairement des personnes touchées par de mauvaises expériences. Les abus en milieu spirituel concernent tous les extrêmes, des Églises très légalistes aux charismatiques», ajoute Jean-François Mayer.
L’historien chercheur auprès de l’Université de Fribourg interroge par ailleurs le déni et le refus de reconnaître les avertissements des uns et des autres. «Le risque est de laver son linge sale en famille mais la repentance et le pardon ne sont pas à écarter», rappelle-t-il.
Et de souligner la question centrale de la reconnaissance, alors que l’analyse complexe des signaux d’avertissement rend compte de la difficulté de discerner les faits face à de possibles dissimulations. Jean-François Mayer plaide pour une prise de conscience et de position des organisations faîtières en cas de situations rapportées en dehors de ces organes représentatifs notamment. «Qui interviendra lorsqu’un groupe n’est affilié à aucun autre? Le risque est de voir des personnes blessées quitter la foi. C’est tout à la fois la beauté extraordinaire et le péril d’un engagement religieux», conclut-il. (Christelle Bankolé, Christianisme Aujourd'hui)