L’Église, nouvelle nef de la reconversion professionnelle
«Depuis que je suis pasteure, je n’ai jamais eu autant de responsabilités», s’amuse Ariane Baehni, la petite soixantaine. Diplômée en hautes études commerciales (HEC), cette mère de famille, ministre de la paroisse de Vallorbe, est l’exemple même d’une reconversion professionnelle réussie. A 40 ans, alors qu’elle travaille à la communication de HEC Lausanne, elle décide de se lancer dans des études de théologie, tout en continuant à élever ses enfants.
Son cas n’est pas isolé. Il le serait d’ailleurs de moins en moins. En effet, de nombreuses personnes ayant déjà eu un parcours professionnel bifurquent soudain pour un métier d’Eglise. Didier Halter, directeur de l’Office protestant de la formation (OPF), confirme la tendance: «Les personnes qui commencent la théologie aussitôt leur maturité fédérale en poche sont devenues minoritaires. Elles ne constituent désormais qu’un tiers de nos effectifs.» Et de dévoiler: «Une personne qui commence sa carrière dans le milieu bancaire ou juridique et qui décide de devenir pasteur n’est plus un profil inhabituel.»
Des compétences non négligeables
La réorientation en milieu ecclésial ne concerne d’ailleurs pas uniquement le pastorat. En effet, les métiers de diacre, d’aumônier ou d’animateur d’Eglise attirent également ces nouveaux profils. Selon Jean-Christophe Emery, directeur de Cèdres Formation [organe de formation théologique de l’Eglise réformée vaudoise], il s’agit souvent de personnes à la forte fibre sociale. «Le travail d’accompagnement spirituel des aumôniers, en milieu hospitalier notamment, peut constituer une forme de révélation pour des infirmiers qui y voient un prolongement du soin», illustre-t-il.
Les raisons de ces reconversions sont aussi diverses que les carrières passées sont multiples. Ces nouveaux venus, ou anciens convertis aux métiers d’Eglise, représentent donc, selon un rapport de l’OPF, «une réalité non négligeable et de nombreuses compétences». Aujourd’hui, c’est d’ailleurs sur ces qualifications que les Eglises réformées romandes ont décidé de tabler, tout en les complétant par un apport théologique.
Barman, vétérinaire et chauffeur poids lourds
Mais quelles sont les motivations de ces nouveaux professionnels? Souvent, l’envie survient suite à un véritable déclic personnel, «une crise spirituelle profonde», selon les mots de la pasteure Ariane Baehni. Pour Gaël Letare, aujourd’hui diacre stagiaire dans la paroisse de La Chaux-de-Fonds, c’est une Bible emportée en Espagne, où il exerce alors le métier de barman, qui va le faire revenir en Suisse avec le projet de se former à un métier porteur de sens.
«Avant mon départ pour Marbella, mon frère m’a confié qu’il avait la foi, et cela m’a poursuivi, confie-t-il. Ma lecture des textes bibliques m’a décidé à quitter le monde de la nuit, évitant ainsi le péril des addictions.» A présent, Gaël Letare organise dans sa paroisse des «dîners de l’amitié» ouverts à tous. Il reconnaît qu’«il s’y joue quelque chose de mon ancienne approche de l’accueil», héritée de ses expériences en restauration et dans les bars.
Pour Anne-Sylvie Martin, aumônière à l’hôpital de Rennaz, dans le Chablais, tout s’est joué au contact de personnes handicapées qu’elle s’est mise à visiter, bénévolement, au sein de l’institution Plein Soleil à Lavigny. C’était il y a vingt ans, Anne-Sylvie Martin venait d’obtenir son doctorat et exerçait depuis peu en tant que vétérinaire.
Mais malgré ce long cursus universitaire, «le partage et la prière vécus avec ces personnes vulnérables», raconte-t-elle, avaient durablement déplacé quelque chose en elle. «Même si mon travail avec les animaux était très gratifiant, tout mon esprit était tourné vers cette mission auprès de personnes atteintes de handicap, et où l’aide que je pouvais fournir dépassait de loin les seuls maux du corps», se remémore-t-elle. Le moment de césure advient lorsqu’elle est licenciée du cabinet vétérinaire où elle était en poste, son patron ayant décelé, en la remerciant, qu’elle se destinait «encore inconsciemment» à un autre chemin…
Le social avant tout
Mais la foi ne serait pas forcément toujours le premier moteur de ces reconversions: «La formation théologique est parfois, pour les personnes sans arrière-plan religieux, l’occasion d’un premier vrai contact avec le christianisme», note Jean-Christophe Emery, en ajoutant toutefois que leurs aspirations et activités préalables «se rapprochaient déjà d’une dynamique d’Eglise marquée par l’attention à l’autre». C’est le cas d’Antonin Lederrey, qui s’est toujours senti attiré par le travail social. Une fois arrivé à la fin de sa scolarité, c’est en tant que chauffeur poids lourds qu’il entame sa vie professionnelle, pour ensuite travailler comme prof de ski. En 2005, il est pourtant engagé par la paroisse de Môtier-Vully, dans le canton de Fribourg, en tant qu’animateur socioculturel auprès de jeunes réformés. La condition? Qu’il s’engage dans «une formation en cours d’emploi afin d’obtenir un diplôme auprès d’une école sociale dans les trois ans», raconte-t-il.
Parcours plus flexibles
Antonin Lederrey fait typiquement partie de ces laïcs aux profils spécifiques, auxquels les Eglises réformées romandes confient des «ministères émergents». Une main-d’œuvre chaleureusement accueillie par les institutions et de quoi, peut-être, augmenter les rangs d’une «relève stable, mais insuffisante», comme le pointe encore le rapport de l’OPF. Etienne Guilloud, pasteur vaudois, a d’ailleurs récemment été engagé à 20% par l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud pour une mission de «promotion de ces nouveaux métiers auprès des actrices et des acteurs d’Eglise. A terme, nous souhaitons donner une image de l’Eglise comme lieu de carrière potentiel.» Concrètement? «Nous souhaitons motiver des paroisses à créer des postes et permettre ainsi aux pasteurs de se recentrer sur le ministère de la Parole, le cœur de leur métier.»
La formation théologique de ces laïcs peut durer jusqu’à deux ans et varie d’une Eglise cantonale à l’autre. «La reconversion professionnelle en Eglise est donc devenue possible sans forcément effectuer les dix années d’études et de stages que demande la voie classique menant à la carrière de pasteur», note Jean-Baptiste Lipp, président de la Conférence des Eglises réformées (CER). Les candidats pasteurs jouiront également bientôt de ces remaniements. Actuellement, l’OPF et la CER se penchent sur la formation de ces ministres. L’objectif, selon Didier Halter: «La rendre plus flexible, notamment grâce à des équivalences et une adaptation du parcours aux trajectoires individuelles.»