Bernard de Clairvaux: «Aimer Dieu sans mesure»
Pourquoi aimer Dieu? Pour la première fois dans l’histoire du christianisme, un auteur – fin lettré et grand spirituel – consacre un traité tout entier à cette question. C’est Bernard de Clairvaux, dans la première moitié du XIIe siècle. Oui, pourquoi aimer Dieu? La réponse de ce moine médiéval est simple, et fondée dans la Bible: «parce que Dieu nous a aimés le premier» (voir 1 Jean 4 : 19).
Dieu nous aime donc «sans pourquoi», mais son amour provoque le nôtre et attend notre réponse de foi. Une réponse toute gratuite, mais qui doit se faire amoureuse, passionnée même, affirme ce maître de spiritualité hors pair. C’est un amour «sans mesure», souligne Bernard.
Cet amour nous permet de nous unir à Dieu, selon l’abbé de Clairvaux, dont la propre vie spirituelle est nourrie de cette recherche constante et éprise de l’Autre. L’auteur en témoigne en particulier dans son autre chef-d’oeuvre, les Sermons sur le Cantique des cantiques. Bernard est l’un des commentateurs les plus sensibles de ce livre biblique, qui a pourtant été largement glosé dans la tradition chrétienne. Dans ce poème, où dialoguent l’amant et l’aimée, il reconnaît en réalité l’échange entre Dieu et l’humain: parce que c’est «par des comparaisons avec des réalités sensibles connues de nous que l’Écriture fait goûter à nos esprits les secrets précieux et invisibles de Dieu».
Un baiser qui embrase le désir
Bernard n’évacue pas pour autant les réalités charnelles présentes dans le texte biblique. Au contraire, il les assume pour donner corps à son message. Lorsque le texte s’ouvre par ces mots: «Qu’il me baise des baisers de sa bouche» (Cantique des cantiques 1 : 2), l’abbé médiéval consacre plusieurs pages à la suavité de ce baiser. Même si, pour lui, ce geste exprime en réalité la soif et la recherche de Dieu qui envahissent le croyant: «La bouche qui donne le baiser, c’est Lui, qui a pris notre chair humaine; et la bouche qui reçoit ce baiser, c’est mon corps de chair. Lorsque je reçois ce baiser, je suis attiré à lui; son baiser insuffle en moi son souffle, sa respiration devient ma respiration.»
Et ce souffle échangé pousse la personne à aimer toujours davantage (dans une mesure «sans mesure», justement), note Bernard: en effet, quand nous nous laissons glisser dans ce baiser, «nous sommes entraînés par notre désir. Sans crainte et sans gêne, notre âme rappelle le Christ. Avec confiance elle réclame ses faveurs, dans sa liberté coutumière: oui, ‹reviens, mon bien-aimé!› (Cantique des cantiques 2 : 17).»
Moine à Cîteaux, abbé à Clairvaux
Saint Bernard est né en 1090 dans la région de Dijon. A 22 ans, il entre au monastère voisin de Cîteaux, qui venait de subir une réforme drastique (la réforme cistercienne, précisément). Elle visait à faire revenir la vie monastique à son idéal: austérité, travail des champs, prière. L’amour devait constituer le seul fondement des relations fraternelles.
En 1115, Bernard devient abbé à Clairvaux, une fondation de Cîteaux, 150 kilomètres plus au nord. Il le restera jusqu’à sa mort en 1153. Fondateur à son tour de nombreux monastères, il est alors l’une des personnalités les plus influentes d’Occident. Il double sa recherche spirituelle d’une activité débordante, dans diverses polémiques et notamment auprès de plusieurs papes.