Dans les Eglises évangéliques, le timide chemin du pastorat féminin
A l’Eglise évangélique de Meyrin, le pasteur est une femme. Ou, plutôt, il y a deux pasteurs, et l’un d’eux, Sélina Imhoff, est une femme. A priori une évidence, côté réformé. Mais pas dans les communautés évangéliques. L’arrivée de Sélina a d’ailleurs été le fruit d’un long processus d’ouverture de cette paroisse, pourtant pas des plus conservatrices.
«Chez nous, les femmes pouvaient tout faire sauf prêcher», se souvient Silvain Dupertuis, actuel membre du conseil de la paroisse. Dès 1995, le sujet des ministères féminins est abordé avec le pasteur de l’époque lors de rencontres bibliques, avec des réticences. En 2001, la gouvernance s’ouvre aux femmes de manière transitoire; un conseil en deux groupes existe: les anciens (hommes) avec les responsabilités pastorales, et l’autre groupe, accueillant des femmes, qui exerce les tâches organisationnelles. «C’était compliqué, mais intéressant. L’une des conseillères opposées au pastorat féminin s’est elle-même rendu compte qu’être limitée aux décisions administratives était frustrant!» se souvient Silvain Dupertuis.
En 2007, une très large acceptation du ministère féminin se dessine. La parution d’un livre* apporte une «aide précieuse». «Dans nos milieux, il est important d’avoir un discours théologique qui tienne la route! Face aux arguments bibliques avancés pour fermer la porte aux femmes, on ne peut répondre par des arguments sociologiques – on nous rétorquerait que notre message est édulcoré par l’influence de la société.»
Un vote en assemblée générale valide finalement le principe du ministère féminin, et l’Eglise se dote d’un conseil mixte, dès la législature suivante. «Il n’est pas explicitement question de pastorat féminin, mais les tâches pastorales étant, dans notre ecclésiologie, partagées entre le pasteur rémunéré et les anciens (nommés maintenant conseillers), le principe en était implicitement adopté.» En 2020, après un stage, Sélina Imhoff est engagée.
Cette ouverture «en deux temps» rappelle le chemin de l’Eglise réformée de Genève, avec des pasteures au départ cantonnées à des postes d’«assistantes», chaperonnées par leurs collègues masculins, ne pouvant officiellement exercer leurs pleines responsabilités sans une sorte de caution masculine.
Nécessaire légitimité masculine
Et de fait, pour les pasteures évangéliques aujourd’hui, la légitimité masculine n’est jamais loin... Lisa Zbinden a réalisé une enquête sur le pastorat féminin dans les Eglises évangéliques vaudoises et genevoises dans le cadre d’un master en études genres à l’Université de Genève: elle observe qu’«être mariée, former un couple pastoral, facilite l’accès des femmes à des postes pastoraux». Les rares pasteures dans la Fédération romande d’Eglises évangéliques (FREE) ont pour la plupart un mari pasteur. Mais elles n’en subissent pas moins des discriminations, observe la chercheuse. Si leur époux est en paroisse avec elles, «la répartition des tâches sera généralement genrée (ou inégale). Elles exerceront souvent le travail de care, les visites, l’écoute. A lui l’autorité spirituelle». S’il travaille ailleurs, comme c’est le cas pour Sélina Imhoff, elles devront se battre pour faire respecter leur besoin d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. «J’ai fait le choix avec mon conjoint d’être présente pour mon enfant, j’exerce mon poste pastoral à 50% avec mon collègue Philippe Henchoz. Il est parfois difficile de faire passer que je ne peux pas être entièrement à disposition comme un homme peut l’être...» observait la presque quadragénaire, rencontrée en avril dernier.
Nathalie Riard, pasteure et capitaine de l’Armée du Salut avec son mari à Sierre, est sortie des sentiers battus quant à la répartition des rôles. «Mon mari n’a pas le don pour prêcher, n’aime pas être sur le devant de la scène, donc c’est moi qui assure les cultes et dirige le conseil. Il a pour sa part développé ses compétences en travail social, il est d’ailleurs responsable d’un accueil de nuit à Lausanne.» Si elle n’a pas à entendre de remarques frontales, elle écope cependant de commentaires de paroissien•nes ou de collègues sur son rôle au foyer, par exemple, qui la font tiquer. «Ce ressenti est difficile à expri- mer. Les personnes ne sont pas malveillantes. Mais j’en arrive à me demander si un homme aurait récolté les mêmes commentaires. Cela crée des hésitations, m’amène à interroger ma légitimité. Est-ce que les hommes vivent cela aussi?»
Ces interrogations, les institutions les prennent au sérieux et cherchent à les faire disparaître. A la HET-Pro, institut de formation évangélique, la parité est quasi atteinte dans les formations master et bachelor destinées au pastorat (48% de femmes en 2023). Et si l’école n’affiche pas de politique active sur le sujet, elle prend régulièrement des positions «égalitariennes», selon son recteur, Jean Decorvet, lui-même passionné par la question. Il n’hésite d’ailleurs pas à interpeller les Eglises évangéliques sur le sujet et a, par le passé, demandé à un intervenant moins ouvert de prendre en compte d’autres positions. L’enjeu étant les débouchés de ses étudiantes. Et pour la FREE, la crise des vocations pastorales.
Les réticences viennent du terrain
Clairement, c’est du terrain que vient le frein au pastorat féminin, comme le révèle l’étude de Lisa Zbinden. « La majorité des chrétiens évangéliques se déclarent ouverts au principe du pastorat féminin... Mais pas dans leur propre paroisse », relève l’étudiante. Elle cite les limites nombreuses à la féminisation du métier : « l’autodis- qualification des femmes, les discrimi- nations rencontrées à l’embauche, les discours discriminants, le manque de figures d’identification » ... Mais, sur- tout, la question de la soumission des femmes vis-à-vis des hommes, un dis- cours encore très présent sur le plan culturel et théologique.
Autrement dit, «une femme peut-elle être pasteure si les hommes doivent se soumettre à son autorité spirituelle»? Un concept qui ne fait tout simplement plus sens pour Sélina Imhoff. «Cette notion d’autorité... j’ai l’impression que c’est plus le problème des hommes que le mien! Je ne me suis jamais dit qu’il me fallait l’autorité dans l’Eglise: ce n’est pas au cœur de mon ministère. D’ailleurs, je ne vois pas trop à quoi cela correspond...»
Peut-être à ce que le féminisme nomme le privilège masculin? Mais aucune des interlocutrices rencontrées ne s’identifie au mouvement féministe. Par contre, toutes connaissent l’association Servir Ensemble, du nom du blog fondé en 2016 par Joëlle Razanajohary, pasteure et secrétaire générale de la fédération baptiste, rejointe par Marie-Noëlle Yoder, directrice du département francophone du centre de formation du Bienenberg (BL), pasteure dans une Eglise mennonite du canton de Berne. Réseau d’échange, de collaboration, de soutien, Servir Ensemble publie également des témoignages, y compris d’anciens opposants au pastorat féminin devenus des partisans de la démarche!
Si l’évolution est timide, elle est cependant en marche. Et accompagne d’autres transformations ecclésiales. «Les Eglises sont en bout de course, elles doivent se renouveler, et la place des femmes y est nécessaire», estime Sélina Imhoff. «On ne peut plus se voiler la face. Si les Eglises se vident, c’est peut-être justement en raison des rôles subalternes laissés aux femmes... Or, si on ne leur fait pas de place, peut-être qu’il en va de même pour d’autres dimensions de la diversité dans la société: ethniques ou sexuelles... Ne pas prendre cela au sérieux, c’est s’appauvrir. Et qui vient dans une Eglise pour s’appauvrir?»