Des privations hautement spirituelles

i
[pas de légende]

Des privations hautement spirituelles

Exceptionnellement cette année, la période du Carême et du Ramadan se chevaucheront. Rencontre entre deux pratiquantes de ces temps de jeûne et d’abstinence tournés vers Dieu.

Basé sur le calendrier lunaire, le mois du Ramadan ne connaît pas de date fixe, mais se décale d’année en année. De manière singulière, celui de 2025, qui débute ce 1er mars, sera marqué par la conjonction avec la période du Carême, qui commencera le 5 mars (soit traditionnellement quarante-six jours avant Pâques). Il faudra attendre près de trente ans pour que cela se reproduise à nouveau. L’occasion dès lors quasi-unique de faire dialoguer deux jeunes croyantes qui s’apprêtent à entamer parallèlement une période de privation pour affermir leur foi: l’avocate moudonnoise Merve Gün-Demirkiran, vice-présidente de l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), et la théologienne genevoise Eloïse Miceli, chargée du ministère cantonal jeunesse de l’Eglise protestante de Genève (EPG).

Traditions ancestrales

«Le Carême remonte au IVe siècle. Il fait écho aux quarante jours que Jésus a passé dans le désert et où il a été tenté par le diable», retrace la théologienne. «L’idée était de se priver pour faire pénitence», soit exprimer son remords d’avoir offensé Dieu. Le Ramadan a quant à lui été instauré par le Coran, révélé au prophète Mahomet au VIIe siècle  – non sans référence d’ailleurs à la tradition chrétienne. «Un verset mentionne le jeûne prescrit aux civilisations précédentes pour faire preuve de piété», indique Merve Gün-Demirkiran.

Pendant le mois du Ramadan, les musulmans sont ainsi appelés à renoncer à boire et manger du lever au coucher du soleil. «Il convient également de se priver de relations sexuelles ou de fumer», formule la représentante musulmane. «Le Carême n’est, quant à lui, pas un jeûne intermittent, où l’on se prive complètement de nourriture», renseigne Eloïse Miceli. «Historiquement, il était surtout question de renoncer au superflu, en se privant premièrement de viande et en pratiquant l’aumône.» A noter encore que traditionnellement, «les dimanches n’étaient pas jeûnés». Ce qui explique pourquoi le Carême commence toujours quarante-six jours avant Pâques et non quarante.

Enjeux et significations

Mais pourquoi jeûner, finalement? «Observer ce jeûne permet de se recentrer sur soi et de se rapprocher de sa foi», exprime Merve Gün-Demirkiran. Les musulmans sont également appelés à faire «plus d’actes d’adoration et de prières» et à «faire attention à leurs paroles» pendant cette période. «C’est aussi une manière de se remettre en question par rapport aux personnes qui sont dans le besoin.» Dans la tradition catholique, le Carême marque un temps de préparation. «A l’instar de la période de l’Avent précédant Noël, le Carême nous accompagne vers Pâques. En nous invitant à nous alléger, il nous prédispose à accueillir le mystère de la résurrection», énonce la théologienne. «Chez les musulmans, le jeûne du Ramadan est obligatoire. Il fait partie des cinq piliers de l’islam», expose Merve Gün-Demirkiran. Une exigence qui répond cependant à certaines conditions: «Il faut avoir la capacité de discernement, avoir atteint l’âge de la puberté et être en bonne santé.» 

D’autres motifs sont encore prévus pour lever temporairement cette obligation. Ainsi du «voyage, de la grossesse, l’allaitement ou encore des règles», étaie-t-elle. «Il faut tout simplement rattraper par la suite. Et si la personne a une maladie durable, il est prévu qu’elle fasse une aumône à une personne dans le besoin en guise de privation.» Chez les chrétiens, «même si le carême fait partie de l’année liturgique, il ne fait pas pour autant partie du package de base du bon catholique», compare la théologienne. Elle insiste également sur le fait que, dans la confession protestante, le Carême a «tout de suite été mis de côté par la Réforme»: «L’idée de faire pénitence pour plaire à Dieu y est irrecevable puisqu’il proclame que nous sommes sauvés par la grâce seule et non pas nos œuvres.»

Evolution et jeunes générations

En tant que pilier de l’islam, «la pratique du Ramadan a peu évolué. La communauté est engagée à la faire perdurer», exprime la Vaudoise. «C’est même une période de l’année que l’on attend avec une certaine impatience. Elle est très chargée en termes de vie familiale et communautaire.» Ce qui a changé, c’est sa reconnaissance dans l’espace public. «Quand j’étais enfant, peu de personnes en parlaient en dehors de la communauté musulmane. Aujourd’hui, cette pratique suscite beaucoup d’intérêt et de nombreuses discussions», se réjouit-elle.

Chez les chrétiens, la grande évolution provient sans conteste du monde protestant. «Depuis quelques années, cette période a été réinvestie. On y croise des propositions de semaines de jeûne complet ainsi que l’initiative Détox’ la Terre», observe Eloïse Miceli. «L’idée y est d’utiliser ce temps pour réfléchir à notre consommation dans les domaines de l’alimentation, le transport, le logement, les achats et le digital.» A ses yeux, «ce sont les questions environnementales qui ont remis le Carême au goût du jour, car il rejoint les préoccupations des jeunes générations concernant les limites planétaires».

Côté perso

Née dans une famille musulmane, Merve Gün-Demirkiran fête le Ramadan depuis son plus jeune âge. «Quand on était enfant, on avait cette volonté de faire comme les adultes, on voulait aussi participer», se souvient-elle. «Très souvent, les parents autorisent alors leurs enfants à faire un demi-jour de jeûne, pour essayer», relate-t-elle. «Si on y parvient, on est fiers de le raconter à nos amis.» Aujourd’hui, la vice-présidente de l’UVAM avoue que faire le Ramadan lui semblait alors «moins difficile». «Une fois qu’on a un emploi du temps d’adulte et que l’on doit courir dans tous les sens, le jeûne est plus éprouvant», confie-t-elle. Et de pointer notamment le fait de «préparer le repas en ayant faim, même si, d’un autre côté, on y prend également plus de plaisir».

En bonne protestante, Eloïse Miceli confesse, de son côté, n’avoir entendu parler du Carême qu’au cours de ses études de théologie. «J’ai commencé à le pratiquer alors toute seule, dans mon coin, sans trop de règles ni d’indications précises», raconte-t-elle. La première année, elle se prive de viande et impose ce régime à ses parents. Une autre année, elle essaie un jeûne complet d’une semaine: «Cela ne m’a pas du tout convenu.» Mais son attachement à cette tradition la pousse, depuis sept ans, à se rendre chaque année dans une Eglise catholique pour prendre part au mercredi des Cendres, qui inaugure ce temps d’abstinence. Devenue entre-temps végétarienne, la Genevoise s’interdit désormais l’alcool et les réseaux sociaux. «J’évite ainsi les distractions et je me reconnecte à Dieu, notamment par la prière», exprime-t-elle.

Edition 2025

Cette année, le Ramadan de Merve Gün-Demirkiran sera des plus chargés. «En tant que vice-présidente de l’UVAM, je suis invitée à participer à des repas communautaires dans plusieurs de nos associations», rapporte-t-elle. Et d’ajouter qu’elle essaiera, comme chaque année, de se «rendre davantage à la mosquée», elle qui admet pratiquer d’ordinaire sa religion «plutôt à la maison».

Du côté de la théologienne, une chose est sûre: «Pas question de s’empiffrer le mardi gras en prévision de ce temps de restriction! L’idée est plutôt d’y entrer decrescendo.» Dans son rôle de responsable du ministère jeunesse de l’EPG, Eloïse Miceli «essaie d’inciter un peu les jeunes à couper les réseaux sociaux, qu’ils consomment souvent de manière stratosphérique». Elle explique: «Ce groupe d’âge, 12-17 ans, est suffisamment soumis à des préceptes en lien avec la nourriture, pouvant déboucher sur des troubles alimentaires comme l’orthorexie (obsession de manger sainement, ndlr.). Je crois qu’il est judicieux de ne pas en rajouter une couche avec la religion.»