Les médias maltraitent-ils les religions?
«On assiste à une forme de durcissement des fronts de la présence du religieux dans l’espace public», lâche tout-de-go Jean-Christophe Emery, théologien réformé et co-directeur de Cèdres Formation. C’est également en sa qualité d’ancien journaliste que celui-ci propose, dans le cadre de la Semaine des religions (6-14 novembre), une conférence intitulée «Les religions dans les médias», le jeudi 11 novembre, à l’Arzillier à Lausanne.
Il s’explique: «Le religieux étant moins présent dans les médias de manière traditionnelle et naturelle, il apparaît davantage comme élément principalement problématique. Ce sera donc l’islam avec le radicalisme, le catholicisme avec les abus, le judaïsme comme victime de la montée des populismes…» La professeure en journalisme Annikk Dubied, de l’Université de Neuchâtel, confirme également cette tendance: «La plupart du temps, les religions n’apparaissent dans les médias que dans leur dimension politique ou lors de faits d’actualités, souvent connotés négativement.»
Un dispositif problématique
«C’est le fait systémique de la presse, qui n’est pas là pour dire que "Tout va bien, Madame la Marquise"», rétorque Michel Danthe, ancien rédacteur en chef du «Matin Dimanche», qui s’est lancé dans des études de théologie depuis son départ à la retraite. Et d’enchaîner: «Ce n’est pas ça qui fait vendre ou provoque quelque attention que ce soit, il faut être réaliste. Les gens sont intéressés par les choses qui sont en crise, quand il y a une dissonance.»
«C’est l’éternelle question des trains qui arrivent à l’heure», formule à son tour Daniel Pillard, ancien directeur de Ringier Romandie. Théologien de formation, ce dernier regrette cependant cet état de fait: «La religion est riche, on devrait lui faire davantage de place, notamment sur des questions liées au sens de l’existence et les questions de société.»
Pour Jean-Christophe Emery, il est même dangereux d’évacuer ces dimensions. «Si les religions n’apparaissent plus comme étant porteuses de spiritualité, d’héritage, de réflexion, mais aussi d’engagement dans la vie de la cité, elles ne pourront plus jouer leur rôle de ciment sociétal.» Et de pointer: «Au contraire, elles ne seront plus perçues que comme facteur de communautarisme et de fractures sociales. Et les médias, qu’ils le veuillent ou non, participent à cette évolution.»
L’intérêt du commun des mortels?
Faudrait-il dès lors aborder davantage le religieux, en dehors de ses manifestations purement problématiques? La sociologue des médias Anick Dubied le pense également. «Quand le fait religieux est abordé dans la rubrique "actualité", il est évidemment traité de manière beaucoup plus superficielle. D’où l’intérêt d’avoir également un traitement de fond, qui n’est pas directement lié qu’à l’actualité, mais plus magazine. Qui s’ouvre à la culture générale, à la discussion des idées, etc.»
Du côté des professionnels des médias, Michel Danthe se montre plus pragmatique: «Les médias vont se coller à la société dans laquelle ils se trouvent, sinon ils ne font pas leur business. Or aujourd’hui, la culture religieuse s’affaiblit toujours plus et la pratique religieuse s’évapore comme l’eau au Sahara.» De fait, parler de religion sans attache avec un phénomène de société apparaît peu opportun: «"En quoi ça intéresse le commun des mortels?", se demande-t-on toujours au sein des rédactions en chef.»
Une parole nécessaire mais exigeante
Son confrère Daniel Pillard n’est quant à lui pas d’accord. «Les gens ont aujourd’hui besoin de sens et de trouver des clés de compréhension. Il n’y a qu’à observer comment ils sont prêts à croire n’importe quelle théorie parallèle, comme certaines croyances du mouvement antivax.» L’ex-patron de Ringier Romandie déplore d’ailleurs que la parole des théologiens ne soit pas plus présente dans les médias: «Les théologiens ont un discours très structuré et très éclairant sur la marche du siècle. Ils ont leur rôle à jouer, ils doivent pouvoir prendre part à la vie de la Cité, tant sur les questions éthiques que lors de votations ou de crise comme celle que nous vivons actuellement avec la pandémie.»
Mais comment expliquer une telle absence? La religion mettrait-elle les professionnels des médias mal à l’aise? «Pour moi ce n’est pas le signe d’un malaise au sein des rédactions, mais plutôt d’un souci de bien faire», répond Annik Dubied. «Les religions sont toujours des entrées sensibles en matière de discrimination.» De son côté, le théologien Jean-Christophe Emery évoque «la fragilité du journalisme spécialisé dans le religieux», qui n’existe plus au sein des médias généralistes. «Le monde religieux est d’une extrême complexité et nécessite des connaissances pointues», souligne-t-il. «Or, c’est une boucle qui s’auto-alimente: moins les professionnels des médias ont l’occasion de fréquenter les milieux religieux et d’entendre la pluralité des discours, plus ils vont fonctionner à l’emporte-pièce avec des clichés et entretenir des idées reçues.»
Manquements de part et d’autre
«Il y a un malaise fondamental de la part des journalistes face aux religions», confirme de son côté Daniel Pillard, qui a toujours été frappé par l’intérêt de ses confrères pour les religions exotiques ou orientales face au désintérêt profond exprimé à l’égard du christianisme. Et d’asséner: «Nos traditions judéo-chrétiennes sont tout aussi riches que les autres et elles devraient même être notre priorité car elles sont nos racines: on comprendrait alors mieux d’où on vient et où on va.»
Pour l’ex-dirigeant de Ringier Romandie, ce déséquilibre serait «propre à la corporation des journalistes, issus volontiers du centre-gauche, et à leur formation, valorisant une approche critique, laïc et un peu relativiste»: «Les journalistes sont en moyenne moins intéressés par la religion chrétienne que la moyenne des gens», pose-t-il. Mais attention, selon lui, les Églises et les théologiens pècheraient aussi par «excès de discrétion»: «Il y a plein de beaux esprits, mais ils ne sont pas assez offensifs: non pas pour être prosélytes, mais pour contribuer au débat public, notamment en prenant la plume pour écrire des opinons dans les journaux.»
Y a-t-il dès lors moyen de redresser la barre? À la veille de sa conférence sur le sujet, Jean-Christophe Emery se dit inquiet quant à l’avenir. «La perception que l’on a des religions est de plus en plus déformée par le biais médiatique, et les réseaux sociaux ne font qu’amplifier ce phénomène de stigmatisation, en contribuant à générer des clashs sociétaux.» Le risque de méprise est immense, il est urgent d’en être conscient.
Et les responsables religieux, qu’en pensent-ils?
Hafid Ouardiri, directeur de la fondation pour l’Entre-connaissance
«En ce qui concerne l’islam, je considère ce traitement très négligeable tant sur la quantité que sur la qualité. Cette religion est souvent malmenée et ce à cause d’une grande méconnaissance de la part d’un grand nombre de journalistes. Dieu merci heureusement, il existe des journalistes soucieux de connaître et de comprendre pour informer.
L’islam n’intéresse souvent que quand il crée problème, et c’est malheureusement très exagéré surtout quand on n’arrive pas à faire la distinction entre ce qu’il est vraiment et l’ignorance sacrée qui se greffe sur lui.
En dehors des médias spécialisés qui sont souvent «religieux», le traitement des religions en général est fait avec beaucoup de méconnaissance et d’à peu près. Espérant qu’à l’avenir on réservera à la religion la place qu’elle mérite dans la société dans le domaine du savoir et de l’information intelligente.»
Jean-Baptiste Lipp, président de la Conférence des Églises réformées de Suisse romande
«La religion en général est plutôt bien traitée dans les médias romands, en regard par exemple de la France dont la laïcité en fait un tabou. Mais le protestantisme, notamment réformé, passe nettement sous les radars médiatiques en regard du catholicisme.
Le protestantisme résiste, dans son ADN, à se doter de porte-paroles (comme on en trouve dans le catholicisme), et favorise ipso facto une culture des «prend-parole». Mais ceux-ci, celles-ci, en prenant la parole en leur propre nom, renforcent l’individualisme et l’illisibilité du protestantisme.
La question religieuse devrait, aux yeux de certains, y compris du côté réformé, être élargie à la question plus large de la spiritualité (les religions n’en ayant pas le monopole). Mais peut-on noyer le poisson de la religion dans la question de la spiritualité, quand bien même chaque religion devrait y contribuer?»
François-Xavier Amherdt, abbé et professeur de théologie à l’Université de Fribourg
«De manière générale, alors qu’on annonçait la mort de Dieu il y a quelques décennies déjà, la «religion» occupe un espace assez important dans l’espace médiatique, souvent sous l’angle des scandales ou de la violence qu’elle suscite. Pour les médias, la «spiritualité» est dans le vent, alors que se réclamer d’une religion traditionnelle fait souvent dépassé ou obscurantiste, au nom d’un laïcisme exacerbé. D’où une tendance à la dérision, surtout vis-à-vis du christianisme – en témoigne la récente série de la TSR La vie de JC.
L’Église catholique reçoit une forte visibilité, du fait de la figure pontificale généralement bien reçue et, hélas, du dramatique problème des abus. Certains y voient un acharnement idéologique de la part des organes de presse: à mon avis, elle n’est pas davantage la cible des médias que n’importe quelle autre institution. Et comme pour le reste des communautés, on peut avoir l’impression qu’on parle davantage de ce qui ne va pas que des belles réalités.»
François Garaï, rabbin de la Communauté juive libérale de Genève
«En règle générale, le judaïsme est traité de façon objective. L'intérêt qu'on porte au judaïsme a deux pans: le pan religieux et le pan israélien. Ce dernier est la conséquence du fait que le judaïsme est l'expression religieuse majoritaire en Israël dans un pays où le religieux est pourvu de certains pouvoirs administratifs. En ce qui concerne le judaïsme, cela crée une confusion entre Israéliens et juifs. Les premiers peuvent ne pas être juifs et les second ne pas être Israéliens.»
Pascal Gemperli, secrétaire général de l'Union vaudoise des associations musulmanes
«Le traitement de l'islam et de la communauté musulmane dans les médias n'est pas en phase avec la réalité. Dans certaines émissions phares, "notre" occupation de l'espace médiatique sur l'ensemble des sujets religieux est de 80%, alors que nous ne faisons que 5% de la population. D'habitude, ces thématiques sont négatives et portent sur des phénomènes marginaux. Néanmoins, je constate une évolution positive concernant les connaissances des journalistes sur l'islam ces dix dernières années.
De façon générale pour les religions, il me semble y avoir un grand décalage entre des émissions, voire des médias, qui portent un regard objectif et informatif sur l'ensemble de la réalité des religions, d'autres se limitent aux thématiques conflictuelles. L'opinion publique dépend donc de qui consomme quoi. Globalement, on peut dire que les médias publics, grâce à leur mandat, couvrent les faits religieux de façon beaucoup plus objective et pédagogique. Cela représente un vecteur important pour la cohésion sociale et la paix religieuse.»
Eva Di Fortunato, présidente de l’Église protestante de Genève
«Le traitement de notre Église et de sa communauté par les médias se fait d’une part occasionnellement via la mise en avant d’activités et d’initiatives en lien avec la spiritualité, tels que des débats et conférences organisés par l’Église, et d’autre part, via le traitement de questions de société, quand celles-ci concernent directement notre institution, comme par exemple lors des votations autour du mariage pour tous.
Au-delà, il me paraît évident que le traitement est le même que pour toute autre institution ou organisation: les médias vont se focaliser sur ce qui va pouvoir intéresser leur audience et sur leur devoir d’informer. Il y a évidemment un décalage entre ce que nous souhaiterions parfois mettre en avant en tant qu’église, comme la richesse de ce que fait notre église, et d’un autre côté les choix éditoriaux des médias, que nous ne pouvons que respecter.»
Jean-Luc Ziehli, président du Réseau évangélique suisse
«La perspective dépend des différents médias. La presse séculière nous traite avec certains préjugés et parfois une difficulté de compréhension de certaines actions évangéliques.
Les médias réformés, quant à eux, parlent des évangéliques avec leur propre vocabulaire qui n’est pas adapté, ou en tout cas différent, de celui des milieux évangéliques. De leur côté, les médias catholiques soulignent souvent l’engagement, le prosélytisme et la créativité musicale de nos milieux. L’alignement éthique assez proche entre nos deux confessions fait que nous sommes parfois cités comme des alliés.»