L'islam suisse malmené par les médias
Dans votre enquête (voir encadré), vous faites référence à «des articles qui créent de la distance» ? Qu’entendez-vous par là ?
PATRIK ETTINGER Il s’agit d’articles où la description des musulmans ou de leur religion est négative, et associée par exemple à la violence. La «distance», en soi, n’est pas un souci, car la critique reste une fonction importante du journalisme. C’est lorsque cette distance devient la seule façon de décrire la religion qu’elle est problématique. Surtout si elle progresse, en étant associée, comme nous l’avons observé, à des généralisations qui réduisent tous les musulmans de Suisse à une appréciation particulière, par exemple «l’islam est violent». Pour que les médias puissent exercer leur fonction critique de manière convaincante, ils doivent apporter nuances, arguments et éléments de contexte.
Pourquoi la représentation des minorités dans les médias est importante ?
Les sujets thématisés par les médias apparaissent importants à la population, notamment sur le plan politique. La manière de thématiser les minorités est essentielle. Si, comme ici, les problèmes de terreur et de radicalité – à la suite évidemment des attentats de 2015 – deviennent le sujet dominant de la couverture médiatique sur les musulmans en Suisse. Cela développe l’idée qu’il s’agit du principal problème de la cohabitation entre la minorité musulmane et la société majoritaire. Et qu’il faut agir politiquement pour le régler. Enfin, les généralisations utilisées reflètent le seuil de xénophobie toléré dans le discours public, dans les limites de la liberté d’expression bien sûr. Cette atmosphère générale se reflète dans les attitudes du grand public envers les musulmans. Pour eux, ces représentations qui ne leur correspondent pas renforcent le sentiment de ne pas appartenir à la communauté nationale… ou de se retrouver réduits à leur identité religieuse au quotidien.
A quoi doivent faire attention les lecteurs lorsqu’ils lisent des informations sur des minorités ?
En tant que lecteurs, il faut distinguer les articles sur les musulmans qui utilisent des généralisations, et ceux qui sont constitués d’arguments solides. Et soutenir le bon journalisme, qui, par définition, a un prix.
Une enquête pionnière
L’enquête sur la qualité de la couverture médiatique des musulmans de Suisse a été réalisée entre 2009 et 2017 par l’institut fög (Institut de recherche pour la sphère publique et la société) de l’Université de Zurich pour la commission fédérale contre le racisme (CFR). Dirigée par Patrik Ettinger, elle a permis d’analyser un corpus de 1 488 articles concernant des musulmans de Suisse dans l’ensemble de la presse écrite suisse, ainsi que les publications relatives à trois situations précises : l’interdiction de la burqa au Tessin, le refus de deux élèves de Therwil (BL) de serrer la main de leur enseignante, et l’affaire de la mosquée An’Nur à Winterthour.
Ses conclusions: lorsque la presse papier suisse évoque les musulmans, dans environ 80 % des cas, c’est à la suite à d’un événement survenu à l’étranger. Le quotidien des musulmans de Suisse n’est presque jamais au coeur de l’article (2 %). La part d’articles créant de la distance par rapport aux musulmans de Suisse passe de 22 % à 69 % entre 2009 et 2017. Les différences de traitement entre les quotidiens de référence et les «boulevards» sont notables.