«On savait qu’on était fichues et qu’ils nous enverraient à Auschwitz»
Paulette Rosenberg est née à Metz en France. Elle y vit avec ses parents, son frère et ses trois sœurs jusqu'en mai 1940, date à laquelle la famille fuit l'occupation nazie vers la Charente puis Angoulême.
En septembre 1942, en essayant de franchir la ligne de démarcation pour se rendre en zone libre avec sa sœur Sophie, Paulette est livrée par ses passeurs aux Allemands.
Les deux soeurs sont emprisonnées à La Rochefoucauld, puis à Angoulême avant d'être envoyée au camp d'internement de Poitiers. De là, elle sont transportées à Drancy. Elle seront exfiltrées du camps grâce à l'aide du rabbin Elie Bloch, membre de l'UGIF et envoyée à l'Asile Lamarck à Paris où elles resteront jusqu'en février 1943. Elles y resteront jusqu'au 6 février 1943. La famille réunie au grand complet se cache ensuite à Sassenage, non loin de Grenoble.
En juillet 1944, son père Moshé Wolf Rosenberg est dénoncé, arrêté, torturé et fusillé par les nazis. Après la guerre, Paulette Rosenberg rentre à Metz avec sa mère, ses sœurs et son frère. En 1953, elle épouse Heini Angel et s'installe à Lausanne où ils ont deux enfants. La famille vit à Genève, depuis février 1978. Paulette Angel Rosenberg est veuve depuis 2000.
Lorsque nous avons décidé de démarrer cette série d’été sur les enjeux de la transmission de la mémoire autour de la Shoah, nous voulions consacrer un chapitre de notre investigation aux familles de rescapés et donner la parole aux survivants. Au début de l’été, nous avons rencontré Paulette Angel, née Rosenberg, en 1927 à Metz. C’est une survivante.
Genève, juin 2017, la canicule pèse sur la ville qui semble fonctionner au ralenti. Dans les rues de la cité du bout du Lac, on trouve des vacanciers qui se promènent en manches courtes, shorts et tongs et puis il y a tous les autres, ceux qui travaillent et qui transpirent dans leurs habits trop chauds. Depuis la gare, tu prends le tram qui te conduira à l’autre bout de la ville. Tu es chargé. Tu as pris toute ta panoplie du parfait petit reporter. Un enregistreur, un pied de caméra, un bon appareil photo, tes carnets de notes. Tu as préparé une batterie de questions pour les interlocuteurs qui t’attendent. Le tram est un four. Il est bondé. Tu cuis, tu dégoulines et tu te demandes comment tu vas pouvoir te présenter dans un tel état à ton rendez-vous. Tu vas retrouver Paulette Angel, sa fille Nadine et sa petite-fille Audrey. Paulette Angel va te raconter son histoire, celle d’une adolescente française prise dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, emprisonnée dans le camp de Drancy parce que juive.
L’appartement se trouve dans une élégante barre d’immeuble non loin du centre-ville. La propriétaire des lieux a tiré les stores pour tenter de garder un peu de fraicheur dans la pièce. Peine perdue. Il fait chaud. Trop chaud. Les trois femmes t’attendent, elles se sont pomponnées, la table est chargée de bouteilles d’eau fraiche, de biscuits et de chocolats. Tu t’éclipses un instant à la salle de bain et tu passes ta tête sous le robinet. Tu reviens au salon, tu t’installes et tu enclenches l’enregistreur. Et ça commence, «vous prendrez sûrement un café ou un thé?» «Non merci juste de l’eau.»
L’arrestation en 1942
«Je vais commencer par où? Oh, par l’arrestation! Nous sommes originaires de Metz, mais ma famille s’est réfugiée à Angoulême pendant l’automne 1942. Nous sommes donc dans ce qu’on appelle la France occupée. Nous voulons passer en Zone libre avec notre famille, mais c’est trop risqué de le faire tous ensemble. Ma sœur, un autre garçon et moi retrouvons des passeurs que mon père a payés. On marche longtemps, je me souviens qu’il fait froid. Un de nos passeurs vérifie que la voie est libre. C’est le cas. Il nous donne ses dernières instructions. Il s’agit de marcher tout droit et nous sommes en Zone libre. Mais rapidement, une voix avec un accent allemand nous ordonne de nous arrêter. Un officier et son ordonnance nous interpellent et nous somment de les suivre. “Vous êtes Juifs?” “Oui”, je réponds. Je le supplie de laisser partir ma sœur. Il refuse, évidemment. Je me souviens de la cravache avec laquelle il battait l’herbe et de ses bottes brillantes. On nous fait grimper dans une jeep qui démarre aussitôt. Je comprends alors que les passeurs nous ont dénoncés. Les Allemands veulent nous tuer. Tous. Tous les Juifs.»
Paulette Angel a commencé son récit qu’elle déroule de manière limpide. Elle parle lentement, très distinctement et plisse les yeux quand elle plonge dans ses souvenirs. Son récit est un voyage. Sa voix est un véhicule à bord duquel tu prends place, juste à côté d’elle, sur le siège du passager. Témoigner, c’est presque un métier. Paulette Angel l’a déjà fait devant des écoliers, face à des diplomates et des politiciens soutenue par la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD) et sa petite-fille Audrey qui compte bien transmettre la mémoire de sa grand-mère. Elle a même rédigé un texte qui relate son expérience de la Seconde Guerre mondiale. Une sorte de béquille mémorielle posée sur la table. Elle ne l’ouvrira pas une seule fois. Alors qu’elle raconte, ton regard se fixe sur les petites bulles de l’eau minérale qui pétillent dans ton verre. Tu te dis que ces bulles sont un peu comme les morceaux de mémoire de ton interlocutrice. Elles éclatent à la surface de manière inexorable et chaotique. Bonjour le cliché.
A la merci des nazis
«On nous emmène à la Feldkommandantur d’Allemans. On nous enferme dans un réduit. Il faisait froid et humide. On mange des bubelch, des crêpes de pain azyme que ma mère nous avait préparés pour le voyage. Le lendemain, on nous a offert un bol d’eau chaude avec de la chicorée. Deux soldats arrivent avec un chien, un berger allemand. L’un des hommes dit au chien: “Ce sont des Juifs, ne les laisse pas s’échapper.” Je suis terrorisée. Le chien me regarde. Je sais qu’il a très bien compris les ordres de son maître. La peur du berger allemand ne me quittera plus.»
Paulette Angel a atteint une sorte de rythme de croisière. Elle rejoue devant toi la tragédie qui l’a marquée. Son récit se décline en autant de petites scènes. Elle ferme les yeux quand elle décrit un personnage et les ouvre tout grand quand elle t’interpelle directement. «Oh vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que d’avoir faim! D’ailleurs, vous ne voulez pas un autre biscuit?»
Paulette et sa sœur Sophie sont d’abord incarcérées à la prison de La Rochefoucauld avant d’être transférées à Angoulême, puis à Poitiers. Leur père cherche à entrer en contact avec elles. Il y parvient et propose même de se livrer à leur place. Mais le lieutenant de la prison où les sœurs sont prisonnières reste inflexible. «Nous n’allons pas vous arrêter, Monsieur Rosenberg, vous n’avez commis aucun délit!»
Paulette Angel prête sa bouche aux paroles de ses tortionnaires. Elle les fait parler, elle imite leur accent, leurs mimiques. Tu prends conscience de ce que le monde perdra avec la disparition des derniers témoins. Il restera les livres d’histoire, les films et les témoignages rédigés. On pourra aussi compter sur le cinéma. Mais bientôt, il faudra se passer des voix. Ces voix qui permettent de partager des expériences vécues, des moments de désespoir profond, ces instants de soulagements, la faim et le froid.
«On est resté plusieurs semaines à Poitiers. On mangeait de la soupe avec du mauvais pain. Un matin, on nous rassemble pour nous emmener ailleurs. Où? Vers une “unbekante Richtung”, une direction inconnue, voilà ce qu’on nous disait sans cesse. Le trajet se déroule d’abord en train. On arrive à Paris puis on monte dans des bus. On est toujours accompagné par des policiers français, les meilleurs amis d’Adolf Hitler!»
Paulette et Sophie Rosenberg arrivent alors au camp de Drancy. Situé au nord-est de Paris, Drancy sert de camp d’internement avant la déportation vers d’autres camps d’extermination plus à l’est. Pour la majorité des convois, ce fut Auschwitz.
«On a très vite compris ce qui se passait à Drancy. On savait qu’on était fichues et qu’ils nous enverraient à Auschwitz. La nourriture était abominable. On nous avait prévenues que ce n’était pas kasher, mais Sophie et moi mangions ce qu’on nous donnait. On nous a dit que la graisse de la soupe provenait des chats et des chiens errants de Paris. Le pain était infect. Je crois qu’il y avait du sable dedans.»
La nourriture est un élément constant qui rythme l’entier de son témoignage. Si parfois elle peut se tromper et se reprendre sur certains éléments chronologiques de son récit, notre interlocutrice se souvient exactement de ce qui se trouvait dans sa gamelle. «Oh, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que d’avoir faim!», sonne comme un mantra à tes oreilles. Les conditions de détentions à Drancy sont effroyables.
«Toutes les nuits, il y avait des déportations. Cela se faisait dans un silence absolu. On savait qu’Auschwitz, c’était la mort. Mais on ne savait pas comment. J’ai réussi à m’inscrire à la corvée de soupe. Je devais distribuer le repas et on pouvait garder les trois dernières assiettes pour nous, mais interdiction de les distribuer à d’autres personnes. Bien sûr que je le faisais quand même. Au camp, j’avais un amoureux. Un grand mince avec de beaux cheveux blonds. Il s’appelait Henry. Il me disait tout le temps: “Les Américains vont bientôt arriver”. Il m’avait promis qu’une fois la guerre terminée, il m’emmènerait dans une boulangerie de son quartier. Là, il achèterait un fantaisie. On le couperait en deux, on le mangerait avec du beurre, du gruyère et du jambon. Tant pis si ce n’est pas kasher. “Et ensuite, on se marierait!” Je ne sais pas ce qu’il est devenu…»
Eviter le camp d’extermination
Les parents de Paulette et Sophie parviennent par le biais de l’Union générale des israélites de France (UGIF) à faire en sorte que leurs filles puissent sortir de Drancy afin de se retrouver dans un internat pour enfants juifs. «Henry n’est pas venu me dire au revoir, il me regardait de loin. J’ai tant de peine, il était debout avec un long manteau noir et il n’est pas venu. Je suis quand même partie, c’était tellement… attirant de quitter Drancy.»
Après de nombreuses péripéties, Paulette y est envoyée, sa sœur la rejoindra quelques semaines plus tard. Les conditions de vie sont moins dures même si Paulette Angel se souvient des mauvais traitements infligés par la directrice de l’établissement. «Elle s’appelait Lothmann, mais on l’appelait la Lolotte. Je me souviens qu’elle nous avait dit qu’on allait nous tondre. On était pleines de poux. Mais moi, j’ai refusé. Le lendemain quand le coiffeur est arrivé, il a dû m’attacher, mais je me suis débattue. Je l’ai frappé… il a dû la sentir passer! Bon, pour finir il m’a coupé les cheveux très courts sans me tondre. Mais ne croyez pas que cela m’a débarrassé des poux!»
Le rabbin Elie Bloch, responsable de l’UGIF pour la région d’Angoulême, parvient à soustraire les deux sœurs à l’institution prétextant de les emmener rencontrer des membres de leur famille. Les Rosenberg se retrouvent finalement à Angoulême. «Ma mère avait préparé un repas sublime. Elle avait mis un grand pain anglais sur la table. Je me suis assise et j’ai dit “Ah…du pain! DU PAIN!”»
La mort du père
La famille Rosenberg passe dans l’ancienne Zone libre et trouve finalement refuge dans le village de Sassenage près de Grenoble. Les Rosenberg cachent des tracts, des armes et des munitions appartenant à la résistance. En juillet 1944, le père Moché-Wolff est capturé par les nazis. Torturé, il ne dénonce ni sa famille ni les résistants. Il est finalement fusillé. Quelques semaines plus tard, les forces américaines sont là et les Allemands se sont repliés. Invitée à une “party” avec sa sœur, Paulette se confie à deux officiers américains. «Ils m'ont demandé: “How can we help you baby?” On leur a dit qu’on n’avait plus grand-chose à manger. Alors, ils nous ont ramenées avec un de leur camion. Dans ce camion, il y avait tout. Des cigarettes, du chocolat, du vin, des boites de conserve et même des poulets. Ils n’étaient pas kasher, mais qu’est-ce qu’on était contentes d’avoir du poulet! Avec ma sœur Berthe, on a tout rangé dans l’armoire avant de se coucher et le lendemain matin on a retrouvé notre maman debout, comme paralysée face à l’armoire avec les deux battants ouverts. Pour moi, c’est la fin de cette histoire. C’est terminé, je vous ai dit l’essentiel.»
Un silence s’installe autour de la table. Tu digères les derniers éléments de ce témoignage. Tu cherches les premières questions. Elles sortent de manière confuse de ta bouche: «Comment avez-vous fait pour renouer avec une vie normale, après la guerre? Est-ce que vous avez gardé pour vous votre histoire? Comment vos enfants et vos petits-enfants ont-ils pris connaissance de cette partie de votre existence?» Paulette Angel a beau avoir nonante ans, les idées dans sa tête semblent mieux s’agencer que dans la tienne: «Oh vous savez, dans un premier temps, la vie a repris. Je n’ai pas vraiment porté cette histoire. Mon mari ne m’a jamais posé de questions, je ne lui ai jamais parlé de ce que j’avais vécu. Mais après son décès en 2000, tout est remonté. Cela ne veut pas dire que personne n’était au courant avant. Ma fille Nadine et mon fils Daniel connaissaient déjà les grandes lignes de cette histoire.»
Transmettre la mémoire
Nadine Bernstein se rappelle en effet que sa mère lui confie son histoire dans les années 1960 déjà. «Il y avait toujours cette dualité chez ma mère. Elle chantait, elle dansait, elle était gaie et tout à coup devenait tellement triste et nous reparlait de la mort de son père». Mais ces événements sont peu abordés dans le cercle familial: «Quand les sœurs Rosenberg se retrouvaient, c’était surtout à l’occasion de fêtes juives, un moment peu propice pour se replonger dans cette période douloureuse.» Si Paulette Angel témoigne rarement à cette époque, elle prend cependant régulièrement des notes de ses souvenirs. Cela lui permettra de travailler sur un long texte, «Le Tournesol», qui retrace les grandes lignes de ce qu’elle a vécu entre 1942 et 1944.
Son amitié avec une autre rescapée, Ruth Fayon, la pousse à rédiger ses souvenirs. «Au décès de cette dernière, ma mère a repris en quelque sorte le flambeau», explique Nadine Bernstein. «Cela me gênait. Après tout, je n’avais connu que Drancy. Je n’avais jamais été déportée à Auschwitz. De quel droit pouvais-je donc bien témoigner?», s’interroge Paulette Angel.