Au Liban, la crise menace la cohabitation avec les réfugiés
Le pasteur Hagop Akbasharian est à la tête d’une école protestante dans la vallée de la Berkaa, au Liban, qui offre un programme d’éducation spécialisé pour les enfants nécessitant un suivi particulier. L’institution, fondée par des missionnaires suisses et soutenue notamment par l’œuvre chrétienne Christlicher Hilfsbund (ZH) et la paroisse réformée d'Ecublens-St Sulpice (VD), se situe dans le village chrétien d’Anjar, à cinq minutes de la frontière avec la Syrie.
Cette petite bourgade chrétienne, bastion de la communauté arménienne, a d’ailleurs vécu la crise des réfugiés syriens aux premières loges. De passage en Suisse pour lever des fonds, le pasteur Hagop Akbasharian veut également alerter quant aux effets de la crise économique actuelle sur la cohabitation entre Libanais et réfugiés syriens dans le pays. Interview.
Cela fait sept ans que les premiers réfugiés syriens sont arrivés au Liban, comment le pays a-t-il géré la situation?
Comme vous le savez certainement, le Liban est le pays qui a accueilli le plus de réfugiés syriens depuis le début de la guerre: plus d’1,5 million pour un population libanaise de 4,5 millions d’habitants. La plupart d’entre eux, près de 40%, sont concentrés dans la vallée de Berkaa, qui se situe à cinq kilomètres de la frontière syrienne. Pendant les trois premières années, le pays s’est mobilisé pour leur venir en aide. Chaque ville, avec le soutien des municipalités et l’aide de plusieurs organisations à la fois libanaises et internationales, leur a apporté des aides concrètes. A Anjar, le village chrétien où je travaille, beaucoup ont par exemple pu recevoir un logement gratuit, pour au minimum deux ans.
Qu’en est-il aujourd’hui, notamment avec la crise que traverse actuellement le Liban?
Pendant des années, le pays a utilisé ses ressources et ses compétences, dans la mesure de ses possibilités. Or, cette situation de crise due à la guerre en Syrie s’est prolongée dans le temps, ce qui a créé par la même occasion une crise économique pour le pays. Celle-ci a engendré beaucoup de tensions entre les Libanais et les réfugiés syriens. Par exemple, beaucoup des aides internationales qui étaient habituellement apportées aux Libanais dans le besoin ont cessé pour être redirigées en faveur des réfugiés syriens. Or à présent, la crise est au Liban. Les Libanais ne peuvent plus aider, ils ont besoin que l’on subvienne à leurs propres besoins, avant d’être capables de continuer à répondre aux besoins des autres.
De quelle manière la crise économique conduit-elle à cette montée de tensions entre Libanais et réfugiés syriens?
La situation actuelle est vraiment conflictuelle, et vécue de manière très injuste par les Libanais. Avec les mesures de contrôle des capitaux par les banques, les Libanais n’ont plus la possibilité de percevoir leurs salaires. Alors que dans le même temps, la majorité des réfugiés syriens continuent de recevoir l’aide financière des Nations Unies. Un ressentiment qui s’ajoute aux difficultés déjà rencontrées sur le terrain de l’emploi, car les réfugiés syriens acceptent des revenus inférieurs à ceux des Libanais, qui peinent de plus en plus à trouver du travail face à cette concurrence.
Quels effets la situation actuelle a-t-elle eu sur votre établissement?
Avec la crise économique, les parents ne peuvent plus payer les coûts de scolarité, et de notre côté, nous n’arrivons plus à financer les enseignants ni à couvrir les frais de l’internat. Cela est dramatique car nous sommes la seule école de la région qui offre un programme d’internat prenant en charge des enfants et adolescents aux situations difficiles, soit venant de familles extrêmement pauvres, de situations d’abus ou d’autres détresses psychologiques. Pour ce qui est des tensions, au sein de notre école où nous avons accueilli un plafond de 10% de réfugiés, la cohabitation se fait sans heurts.
La vallée de la Berkaa se situe à des dizaines de kilomètres de la capitale. Comment le mouvement de protestations vous impacte-t-il?
En fait, les médias montrent la principale protestation qui se passe à Beyrouth, parce que c’est le lieu du gouvernement et des pouvoirs publics, mais les protestations se conduisent à travers tout le pays. Elles se déroulent dans les grandes villes comme Tripoli, Saïda, Baalbek, mais aussi sur les grands axes routiers. L’accessibilité des denrées ainsi que la flambée des prix que cela produit impacte tout le pays.
Comment décririez-vous la gravité de la situation?
Les personnes qui ont vécu la guerre civile au Liban, entre 1975 et 1990, déclarent que sur le plan financier, le situation d’aujourd’hui est pire encore. Pendant cette période, nous affirment-ils, ils avaient au moins de quoi s’acheter du pain. Ils devaient faire la file pour se rationner, mais ils avaient au moins de l’argent et continuaient à travailler. Aujourd’hui beaucoup de Libanais n’ont pas la possibilité d’acheter de la nourriture, ils n’ont plus accès à l’électricité et même l’eau potable pour certains. Beaucoup meurent à côté de l’hôpital parce qu’ils n’ont pas la possibilité de payer pour recevoir des soins médicaux. Ce qui pousse les Libanais au désespoir.
Craignez-vous aujourd’hui que ces tensions se transforment en violences?
Le risque que les manifestations deviennent plus violentes est quotidien. Si l’apathie du gouvernement continue, certains risquent de penser que la violence est la solution. Ce serait dangereux, mais nous ne savons jamais comment les gens peuvent réagir face à une situation qu’ils jugent complètement injuste. Aujourd’hui, les réfugiés syriens au Liban se retrouvent dans une meilleure situation financière que les Libanais. Si ce déséquilibre perdure, il y a un grand risque que les tensions entre les deux groupes s’intensifient. Je ne l’espère pas, évidemment.
Qu’espérez-vous précisément?
J’espère que les Libanais vont se servir de leur sagesse pour rester calmes et se souvenir que la situation n’est pas du ressort de ces réfugiés. S’ils reçoivent de l’argent des organisations internationales, évidemment qu’ils vont l’accepter et l’utiliser. Mais j’espère que les organisations vont agir avec sagesse pour faire une véritable évaluation du pays pour déterminer où l’aide est aujourd’hui la plus nécessaire. Vous ne pouvez pas ignorer ou négliger les besoins de la communauté hôte. Il faut renforcer ses capacités pour qu’il puisse continuer à accueillir les réfugiés dans la paix. Sinon, la montée des tensions sera inévitable.