Une vie face aux soubresauts du XXe siècle
Karl Barth est né à Bâle en 1886, dans un monde où s’opposent théologie libérale et théologie conservatrice. Son père Johann Friedrich Barth était enseignant à l’école des prédicateurs. Cet établissement voit le jour une dizaine d’années auparavant en opposition à la théologie libérale universitaire de l’époque qui tendait à réduire la religion à un simple phénomène culturel. Sa mère, Anna Katharina, était la fille d’un pasteur attaché à un courant conservateur de l’orthodoxie réformée.
En 1889, le père de Karl Barth est appelé à Berne. C’est là que le jeune homme effectue sa scolarité et ses premières années d’études de théologie. Il se frotte notamment en profondeur à l’approche historico-critique de la Bible, une remise en contexte des écrits. Il ira ensuite étudier à Berlin avec des professeurs de renom dont Adolf von Harnack, qui défend une position critique envers les traditions religieuses. Il poursuivra son parcours universitaire à Berne et Tübingen avant de revenir à Berlin, sous la houlette de Wilhelm Hermann, qui le sensibilisera à l’éthique. En 1908, il passe son examen, effectue un bref stage de vicariat dans le Jura bernois et occupe, durant une année, un poste de rédacteur dans le journal Die Christliche Welt (Le Monde chrétien) à Marburg. Il commence ensuite sa carrière ministérielle en tant que pasteur à Genève.
Le pasteur socialiste
En 1911, Karl Barth est nommé pasteur à Safenwil, dans le canton d’Argovie. Sur place, il est confronté à la détresse des travailleurs qui représentent la majorité de ses paroissiens. Il développe une attirance prononcée pour le christianisme social.
En 1915, il adhère au parti social-démocrate, même s’il devient plus critique face au mouvement. Parallèlement, il se distancie assez radicalement de ces anciens maîtres qui soutenaient ouvertement l’Allemagne durant la Première Guerre mondiale. Durant cette période, naît en lui la conviction qu’il est interdit d’instrumentaliser Dieu, quelle qu’en soit la cause.
L’essentiel de son temps est toutefois consacré à l’étude. Il réfléchit beaucoup sur le rôle de la prédication et se lance dans l’interprétation de l’Epître aux Romains, poursuivant ainsi la démarche de Luther plus de quatre siècles auparavant. Une première édition de son travail paraîtra en 1919. Elle lui ouvre les portes de la chaire de théologie réformée de Göttingen. Une deuxième édition paraîtra en 1922 et deviendra l’un des textes les plus influents de la «nouvelle vague» théologique.
L'entre-deux-guerres
En 1922, Karl Barth poursuit sur sa lancée et fonde, avec d’autres théologiens, la revue Zwischen den Zeiten (Entre les temps) qui diffuse les nouvelles idées de l’époque. C’est la naissance de la «théologie dialectique» qui remet en question les doctrines de la théologie libérale et réaffirme l’autorité des enseignements de la Réforme. Son idée centrale: Dieu est Dieu et l’homme est l’homme. En matière spirituelle, seul Dieu décide. De 1925 à 1930, Karl Barth enseigne à Münster en tant que professeur de Nouveau Testament et de dogmatique, l’analyse et la critique des traditions religieuses. C’est là que germent les bases de son travail sur la dogmatique à laquelle il va consacrer le reste de sa vie, sans jamais pouvoir l’achever. La Kirchliche Dogmatik (Dogmatique) se déclinera en 26 volumes dans sa traduction française. C’est à cette époque qu’il rencontre Charlotte von Kirschbaum, une fidèle collaboratrice qui occupera un rôle central à ses côtés (voir ci-dessous).
En 1930, il se rend à Bonn pour occuper la chaire de théologie systématique, discipline qui pense la cohérence de la foi chrétienne dans son ensemble. Le premier volume de sa dogmatique voit le jour. En 1932, il adhère au parti social-démocrate allemand.
En 1933, l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler divise l’Eglise. Barth participe activement à la rédaction de la déclaration de Barmen, l’acte fondateur de l’Eglise confessante opposée à l’Eglise protestante de l’époque dans laquelle le mouvement nazi des «Deutsche Christen» (chrétiens allemands) avait une forte influence. Ce texte représente une forme de résistance à une théologie moderne liée au national-socialisme. Son refus de prêter serment d’obéissance au Führer lui vaudra une procédure disciplinaire qui débouche à sa mise à la retraite anticipée en Allemagne, le 24 juin 1935. Toutes ses publications furent ensuite interdites dans le Reich.
Retour en Suisse
Il revient ensuite enseigner à Bâle. Il encourage les chrétiens d’Europe à la résistance contre le nazisme. Dans une lettre adressée au professeur Hromáda à Prague en 1938, il souligne que tout soldat qui se bat contre le Reich se bat aussi pour l’Eglise de Jésus-Christ. Il regrettera toutefois de ne pas avoir pris position de manière plus affirmée et publique sur la question.
Après la guerre, ses positions jugées trop conciliantes envers le communisme ne manqueront pas de susciter la polémique. Karl Barth poursuit son enseignement jusqu’en 1962 puis continuera à organiser des colloques jusqu’à la fin de sa vie. Dans ces dernières années, il effectuera notamment un voyage aux Etats-Unis. Il suivra de près le Concile œcuménique Vatican II. Il meurt à Bâle, la ville qui l’a vu naître, le 10 décembre 1968. Dans l’une de ses dernières interviews, il soulignera son attachement à la musique de Mozart.
Héritiers indirects
Les idées de Karl Barth vont avoir une influence internationale du début des années 1930 aux années 1960. Le «barthisme» qui en découle a contribué à redonner de l’élan à un protestantisme en proie au doute dans un monde en pleine mutation. De nombreux pasteurs retrouvent confiance dans leur ministère. Toutefois, leurs positions intransigeantes et doctrinales et leur peine à se situer face à l’évolution de la société ont contribué à les mettre sur la touche dès la fin des années 1960. Barth lui-même cultivait une certaine ironie face aux barthiens et disait volontiers qu’il n’en était pas un. De nombreux autres penseurs, tels que le philosophe Paul Ricœur, s’inspireront également de ses idées.
Mic-Mac chez les Barth
Une biographie sur Karl Barth, parue l’année dernière, revient sur la vie conjugale quelque peu compliquée du théologien. Dans cet ouvrage, Christiane Tietz, professeure de théologie systématique à l’institut d’herméneutique et de philosophie des religions de l’Université de Zürich, consacre plusieurs chapitres au fait que le théologien faisait ménage à trois jusqu’à la fin de sa vie. En 1913, alors qu’il est pasteur à Safenwil en Argovie, il épouse Nelly Hoffmann, une ancienne catéchumène rencontrée à Genève. Une dizaine d’années plus tard, alors qu’il enseigne à Münster, il tombe amoureux d’une jeune infirmière qui deviendra son assistante, Charlotte von Kirschbaum. Elle va emménager dans le foyer des Barth, ce qui ne va pas manquer de créer des tensions énormes qui perdureront pendant des années. Les trois vont toutefois cohabiter jusqu’à la mort du théologien. Bien que cela ait été un secret de polichinelle, une certaine discrétion était de mise pour ne pas décrédibiliser le théologien, surtout dans les années trente face à l’idéologie nazie.
Karl Barth entretenait une «grande complicité» avec Charlotte von Kirschbaum, 1929