Liaisons dangereuses entre évangéliques charismatiques et pouvoir politique
Dans son ouvrage Ces évangéliques derrière Trump (Labor et Fides, à paraître, septembre 2020), André Gagné, professeur titulaire au Département d’études théologiques de l’université Concordia, à Montréal, montre comment les charismatiques, une frange des chrétiens évangéliques, ont progressivement pris l’ascendant politique, médiatique et religieux sur d’autres communautés. Et ce, jusqu’à constituer une base d’irréductibles soutiens à Donald Trump.
Leur lecture prophétique de la Bible, basée notamment sur l’Ancien Testament et focalisée sur des rapports de pouvoir et des hommes forts, les porte à croire au retour d’un nouveau Cyrus. Cette figure du roi qui, selon leurs croyances, permettra l’avènement d’un règne chrétien est, d’après eux, incarnée par Donald Trump aujourd’hui.
Au fil des années, ils ont réussi à établir le concept d’une «guerre spirituelle» qui opposerait leur président, Donald Trump, à des forces maléfiques (esprits invisibles du mal, les médias, les démocrates…), mobilisant largement autour de la figure du chef, toujours victimisée. Leur lecture millénariste des Écritures influence jusqu’à la politique étrangère du président: ses décisions concernant Israël ou l’Iran font le jeu des évangéliques qui y voient, selon leur lecture de la fin des temps, les signes annonçant la victoire de l’Église chrétienne. Explications.
Combien sont les charismatiques aux États-Unis et qu’est-ce qui les distingue sur le plan sociologique, religieux et spirituel?
On compte environ 100 millions d’évangéliques aux USA (sur 330 millions d’habitants, ndlr.). Parmi eux, un peu plus de 60 millions pourraient être qualifiés de néo-charismatiques et pentecôtistes. Mais attention, tous ne vont pas nécessairement voter pour Trump.
Les charismatiques émanent du pentecôtisme, mouvance dont le moment fondateur est aujourd’hui identifié comme étant le réveil d’Azusa Street, en 1906 en Californie. Selon leurs croyances, en vue de la fin des temps, Dieu a donné des charismes spirituels aux membres de son Église, pour les équiper afin d’être efficaces dans l’évangélisation mondiale. Ces charismes sont des habiletés spirituelles: prophéties, capacités de guérison, miracles, paroles de sagesse… En résumé, les charismatiques sont des croyants qui s’intéressent à la «restauration des dons de l’Esprit», et se laissent guider par lui.
En Amérique du Nord, certains chercheurs identifient trois vagues sur une période de 100 ans: la naissance au début du XXe siècle, le renouveau charismatique dans les années soixante et une troisième dans les années 80, où toutes les Églises évangéliques non pentecôtistes se sont progressivement identifiées à ce mouvement.
Comment expliquer que leur narratif et leur mode d’organisation apostolique aient réussi à s’imposer parmi les autres évangéliques ?
Les évangéliques ne sont pas nécessairement une grande famille très unie, mais il y a désormais plus de ponts entre les évangéliques traditionnels, les pentecôtistes et les charismatiques. Pendant des années, les néo-charismatiques et les pentecôtistes s’identifiaient différemment. Avec la création de la National Association of Evangelicals dans les années 40, une tentative de construction d’identité commune a eu lieu et, progressivement, les pentecôtistes et les charismatiques se sont identifiés à l’évangélisme. Il y a, bien entendu, des méfiances, mais il est difficile pour les évangéliques d’ignorer et complètement rejeter la mouvance néo-charismatique-pentecôtiste, car elle reste celle qui compte la plus grande croissance au monde: ils sont aujourd’hui 645 millions et devraient être plus d’un milliard en 2050!
Pour ce qui est de la politique, les convergences entre charismatiques et évangéliques traditionnels sont fortes. Paula White-Cain, conseillère spirituelle de Donald Trump à la Maison-Blanche, a joué un rôle décisif en ce sens; elle a réussi à rapprocher des évangéliques de différentes croyances et à s’allier à Donald Trump dès 2015, et fut une des personnes clés associées au «rassemblement des évangéliques pour Trump» en janvier 2020.
Vous parlez de leur domination comme d’une démarche rationnelle et stratégique pour la conquête du pouvoir: a-t-on la preuve que cela a été pensé chez ces leaders?
Oui, car ils s’adonnent à une théologie du pouvoir déjà pensée par Rousas Rushdoony, presbytérien calviniste, fondateur du reconstructionnisme chrétien, selon lequel la société américaine doit être reconstruite sur ses bases «judéo-chrétiennes». Il s’agit, pour les chrétiens, d’exercer une domination sur les sphères culturelles de la société telles que la famille, l’éducation, le gouvernement, etc. en vue de rétablir l’Amérique sur un fondement chrétien perdu. Dans les années 70, certains charismatiques se sont emparés de cette idée et ont développé une stratégie qu’ils appellent les «Sept montagnes de la culture», tactique par laquelle les chrétiens sont appelés à pénétrer la société, en occupant des positions d’autorité dans les sept domaines d’influence, pour ainsi réaliser cette hégémonie chrétienne, ce que l’on nomme «dominionisme».
En quoi Trump est-il finalement leur ‹idiot utile›? Qui se sert de qui dans ce jeu?
Les deux se servent des deux. Paula White-Cain connaît Trump depuis une vingtaine d’années, avant même qu’il n’ait envisagé la politique. Elle a vu son influence grandir et Trump, lui, a su capter l’attention des évangéliques, car il écoutait leurs préoccupations. Il était conscient de leurs griefs, il en a joué et il y répond aujourd’hui: la nomination de juges conservateurs à la Cour suprême dans le but de renverser le droit à l’avortement, le soutien inconditionnel envers Israël…
Il y a une dimension transactionnelle des deux côtés: Trump ne se gêne pas pour aller parler dans les Églises, c’est tout de même le premier président américain à se pointer à une marche antiavortement… Il joue les bonnes notes. D’un autre côté, les évangéliques ont tellement eu d’acquis sous sa présidence qu’ils sont effrayés par sa possible défaite.
À vous lire, l’objectif de cette frange politique serait une hégémonie chrétienne… Une sorte de théocratie ?
C’est effectivement le but: faire advenir les valeurs du Royaume de Dieu –le christianisme tel que compris par eux– dans la société américaine. Il faut donc décrypter leur langage: la «liberté religieuse», c’est en fait leur liberté religieuse. Le «christianisme» n’est, à leurs yeux, pas considéré comme une religion comme les autres. Ils jouent, d’ailleurs, sur le mythe des origines, de la construction identitaire de l’Amérique comme si ce pays avait été fondé entièrement sur des principes judéo-chrétiens. En réalité, il s’agit d’une interprétation idéalisée de la venue des puritains de la Nouvelle-Angleterre qui auraient eu pour objectif de bâtir une société chrétienne. Mais sette idée puritaine d’une nation chrétienne et supérieure qui éclaire les autres a largement imprégné l’imaginaire américain et marqué sa politique extérieure.
Justement, quels effets géopolitiques voyez-vous dans l’essor de cette communauté?
La pensée puritaine a conduit à «l’exceptionnalisme» américain, cette nation «choisie», porteuse d’un message salvifique et civilisationnel aux nations perdues! Par le passé, «l’exceptionnalisme» américain a été repris par de nombreux présidents, surtout en matière de politique étrangère. Or, il n’y a pas de rupture dans la politique internationale soutenue par les évangéliques et ce mythe fondateur national.
Bush fils a bien réussi à instrumentaliser cette idéologie: le terme «axe du mal» a clairement une résonance eschatologique et apocalyptique pour légitimer des guerres. Le sionisme chrétien est aussi issu de cette lecture eschatologique qui voit tout en termes d’accomplissements des soi-disant «prophéties bibliques». Dans l’imaginaire évangélique, ceux qui bénissent Israël seront bénis: il est important d’être proche d’Israël, car ce pays fait partie du peuple de Dieu, mais en même temps, cette proximité n’est jamais désintéressée, le but étant toujours qu’Israël reconnaisse un jour le Messie. Le secrétaire d’État, Mike Pompeo adhère à ces croyances sur la fin des temps. Le vice-président Mike Pence est aussi très proche de cette vision. La Maison-Blanche compte un Conseil évangélique, des études bibliques y sont organisées: plusieurs politiciens y assistent. Évidemment, cela façonne la manière de faire de la politique.