Attaquer le Capitole pour défendre la volonté de Dieu
Les scènes de violences hallucinantes de l’attaque du Capitole, à Washington ce 6 janvier 2021, ont fait le tour du monde, suscitant une vague d’indignation quasi-unanime. Quasi, seulement. Car pour de nombreux chrétiens conservateurs convaincus, galvanisés par Donald Trump lui-même, cette tentative d’insurrection était aussi légitime que nécessaire. Selon eux, non seulement le scrutin présidentiel aurait été trafiqué, mais le plan de Dieu pour l’Amérique entièrement mis à mal. Ils promettent un l'avènement d'un mouvement populiste chrétien qui fera entendre sa voix dans les prochaines années. Plongée au cœur de ces élucubrations théologico-complotistes avec André Gagné, professeur en études théologiques à l’Université Concordia au Québec et auteur du récent ouvrage sur Ces évangéliques derrière Trump (Ed. Labor et Fides).
Sur les pancartes mises en avant par les manifestants qui ont envahi le Capitole, se trouvaient des slogans tels que «Jesus 2020 » ou «Jesus saves». Comment faut-il comprendre de tels slogans?
Nous sommes à l’aboutissement de quatre années de soutien que la droite chrétienne a accordé à une vedette de télé-réalité, narcissique et assoiffée de pouvoir. Ces slogans affichés au beau milieu d’une tentative d’un renversement électoral incarnent leur théologie du pouvoir politique, l’idée que les États-Unis seraient depuis toujours une nation chrétienne. Au lendemain de la victoire de Biden, une partie de la frange religieuse qui a soutenu Trump s’est laissé séduire par le complotisme du président en martelant aussi l’idée d’une fraude électorale.
Le soutien indéfectible de cette droite chrétienne s’était déjà manifesté lors de la fameuse «Marche de Jéricho» à Washington D.C., le 12 décembre dernier...
Absolument. Lors de cet évènement, le soi-disant «prophète» Lance Wallnau a d’ailleurs clamé la montée d’un mouvement populiste chrétien qui fera entendre sa voix dans les prochaines années. Ce mouvement populiste chrétien a en effet poursuivi sa croisade en se pointant à Washington le 6 janvier pour crier son opposition aux résultats des élections. Les dirigeants du mouvement ont encore une fois scandé que Dieu allait effectuer un renversement en faveur de Trump, qu’il avait choisi Trump pour un mandat de huit ans. Cela explique la présence de tels slogans lors de l’assaut du Capitole mercredi dernier.
Dans quelle proportion, le fanatisme suscité par la figure de Donald Trump est-il le fait de convictions religieuses?
Lors de l’élection de novembre dernier, la maison de sondage AP VoteCast 2020 a situé l’appui des évangéliques blancs à l’égard de Trump à 81%, les catholiques à 50%, les mormons à 71%, et les autres chrétiens à 57%. Pour ce qui est des juifs et musulmans, ils se sont prononcés en faveur de Biden à plus de 60%. Ce sont donc des croyants de la tradition chrétienne qui se sont adonné au fanatisme suscité par la figure de Trump. Pour les évangéliques derrière Trump, les chiffres du sondage de 2020 sont identiques à ceux de 2016.
Cette ferveur pour Donald Trump est-elle uniquement le fait d’évangéliques, ou pas uniquement?
Comme l’indiquent les sondages, il est clair que cette passion pour Trump ne se trouve pas seulement du côté des évangéliques qui l’ont soutenu; d’autre groupes chrétiens lui ont apporté leur appui. Mais il ne faut pas oublier l’apport de l’extrême-droite tels que les Proud Boys et la mouvance complotiste QAnon.
Lors de l’assaut du Capitole, il y avait à la fois des bannières arborant les slogans «Jesus 2020» et «Jesus Saves», des drapeaux confédérés et ceux à l’effigie d’un serpent en forme de «Q» avec la mention WWG1WGA, soit le slogan de QAnon: Where We Go One We Go All. Les mouvances de droite se sont donc rejointes. Le point de convergence est la figure de Donald Trump. Il incarne un fantasme, celui d’un «fondamentalisme étatsunien» où convergent nationalisme et l’évangile étasunien de la réussite et de la prospérité.
Et de son côté: s’agit-il de récupération purement et cyniquement politique, ou semble-t-il également convaincu par cette mission quasi-christique?
Il est clair qu’il y a eu un rapport transactionnel entre Trump et la droite chrétienne. Le président a bien compris qu’il avait besoin du soutien de la droite chrétienne, et plus particulièrement des votes évangéliques. C’est pourquoi il a, en quelque sorte, «livré la marchandise» en tenant ses promesses à leur égard: nomination de trois juges conservateurs à la Cour Suprême et de centaines de juges fédéraux, appui à la cause anti-avortement, soutien à leur «liberté religieuse», promotion de la «loi et de l’ordre», le contrôle de l’immigration, reconnaissance et appui de l’État moderne d’Israël.
Lors de la campagne présidentielle, Trump a visité plusieurs églises néocharismatiques-pentecôtistes, car ils ont été ses plus fervents supporteurs. Une dizaine de jours avant l’élection, Trump s’était même déclaré chrétien «non-dénominationnel», sachant bien que la majorité de ses appuis provenant d’églises indépendantes. Et c’est bien cette frange néocharismatique-pentecôtiste dont je traite dans mon récent livre qui a poussé à outrance l’idée que Donald Trump était l’élu de Dieu, ce qui a certes contribué à nourrir le narcissisme du président. Il n’est donc pas surprenant que certains soi-disant «prophètes» charismatiques aient interprété la défaite de Trump comme un jugement de Dieu tant contre l’Église pour avoir idolâtré le président, que contre Trump pour son orgueil.
Comment la droite religieuse parvient-elle à concilier son enracinement dans des valeurs chrétiennes avec des croyances telles que le suprémacisme blanc, le recours à la violence ou les théories complotistes?
La droite chrétienne estime qu’il n’y a pas lieu à concilier suprématie blanche et les valeurs chrétiennes; ses dirigeants ne se considèrent pas du tout racistes. Quant à la violence, il est clair que la rhétorique du «combat spirituel» de Paula White-Cain (conseillère religieuse de Trump, ndlr.), appelant au renversement des élections et à la destruction des ennemis avec une «verge de fer» (voir Ps 2,7-9 ; Apocalypse 2,26-27 ; 12,5 ; 19,15) est profondément anti-démocratique et de nature subversive. La «verge de fer» est une image de violence et de subjugation par la force, et vise toute opposition politique.
J’ai discuté dans mon livre des multiples «prophéties» au sujet d’une seconde guerre civile américaine. Depuis le milieu des années 1990, certains «prophètes» charismatiques auraient prédit l’avènement d’un conflit armé aux États-Unis. Il ne sera pas étonnant que l’assaut du Capitole soit (ré)interprété à la lumière de ces soi-disant paroles prophétiques.
Diriez-vous que l’on a aujourd’hui à faire avec la droite religieuse américaine à une même forme de radicalisme que celui que l’on trouve dans l’islamisme radical ?
Je ne suis pas spécialiste de l’islamisme radical; il m’est donc difficile de commenter et de faire une comparaison entre islamisme radical et la droite religieuse américaine.
De nombreux chrétiens conservateurs se sont laissé séduire, notamment avec la crise sanitaire, par les théories complotistes. Quel lien faut-il tisser entre celles-ci et le phénomène de radicalisation?
Les mesures gouvernementales pour gérer la crise sanitaire ont été perçues par plusieurs chrétiens conservateurs comme une attaque à leur liberté religieuse, surtout lorsqu’il s’agissait des restrictions imposées aux rassemblements des congrégations. C’est alors que certaines idées popularisées par les romans eschatologiques tel que la série Les survivants de l’Apocalypse de Tim LaHaye et Jerry B. Jenkins ont refait surface. Le contrôle gouvernemental serait un préambule à l’avènement de l’empire mondial de l’Antéchrist, et le vaccin contre la Covid-19 contiendrait un puce ouvrant la voie à la «marque de la Bête» (voir Apocalypse 13), qui servirait à traquer les habitants de la terre au moyen de tours 5G – des tours quelque peu semblables sont d’ailleurs mentionnées dans la série de LaHaye, le réseau CellSol.
La prolifération d’opinions au sujet de la crise sanitaire sur Internet a aussi alimenté le doute chez certains chrétiens conservateurs, croyant que les gouvernements avaient quelque chose à cacher. Ils estimaient que les mesures étaient injustement imposées aux églises alors que d’autres commerces jouissaient de plus de liberté. Ce sentiment de grief et d’injustice – réel ou perçu – a grandement contribué à la radicalisation de ces chrétiens ultra-conservateurs. Mais leur radicalisation n’aurait pas pu se faire sans idéologie : l’idée d’un complot mondial et eschatologique qui donne sens à leurs griefs.
Les Églises devraient-elles, selon vous, s’atteler à un véritable travail de déradicalisation en leur sein?
Je ne suis pas certain que les Églises – ou tout autre personne – puissent vraiment «déradicaliser» les individus. C’est plutôt un travail que les gens doivent effectuer sur eux-mêmes. Une «déradicalisation» progressive arrive lorsqu’un individu fait face à un doute cognitif, où l’idéologie adoptée est mise en échec par une contradiction de l’expérience vécue. Les dirigeants d’Églises, quant à eux, doivent clairement dénoncer le complotisme et les actions politiques subversives qui nuisent à la démocratie et au pluralisme dans nos sociétés.
L’attaque du Capitole hier après-midi pourrait-elle, selon vous, avoir l’avantage de jouer le rôle de déclic salvateur?
Pour certains dirigeants néocharismatiques-pentecôtistes tels que Lance Wallnau, ce n’est que les débuts de ce mouvement populiste chrétien. Il croit que cette mouvance fera entende sa voix dans les deux prochaines années, en prévision des élections mi-mandat de 2022. Mais Wallnau envisage que ce mouvement populiste chrétien débordera le cadre des États-Unis, car selon lui, il y aurait plusieurs dirigeants politiques du type «Cyrus » dans le monde, à la tête de «nations brebis» (une référence à Matthieu 25). Wallnau est d’avis que Dieu est sur le point d’élever des «évangélistes d’États» (Statesman Evangelists), qui auront, entre autres, pour tâche d’aider ces soi-disant «Cyrus» à diriger leur pays selon le plan divin de leur nation.