Pour l’Entraide protestante suisse, il n’y pas d’aide sans collaboration

L'Entraide protestante suisse fête ses 75 ans d'engagement auprès des plus démunis. / DR
i
L'Entraide protestante suisse fête ses 75 ans d'engagement auprès des plus démunis.
DR

Pour l’Entraide protestante suisse, il n’y pas d’aide sans collaboration

L’Entraide protestante suisse (l’EPER) fête cette année ses 75 ans de lutte pour la dignité humaine. Retour sur ses combats d’hier, mais aussi de demain, notamment face aux nouveaux enjeux de l’aide humanitaire.

Depuis trois quart de siècle, l’Entraide protestante suisse œuvre au secours des plus démunis. Fondée en 1946 à l’initiative des Églises réformées de Suisse en réaction à la détresse d’après-guerre, celle que l’on nommait alors «Entraide protestante aux Églises ruinées», a largement évolué depuis. Ses actions se déploient aujourd’hui tant dans les pays du tiers-monde, les zones touchées par les catastrophes naturelles ou les conflits armés, et même dans nos contrées, où la misère est souvent vécue dans l’ombre et la honte. Un engagement qui en fait l’une des six plus grandes ONG helvétiques. Retour sur son histoire et ses défis actuels avec Michèle Künzler, vice-présidente de son Conseil de fondation, et par ailleurs active en politique pendant vingt-cinq ans à Genève, notamment comme conseillère d’État (Verts).

Dans quelles circonstances, l’Entraide Protestante suisse a-t-elle vu le jour?

L’EPER est née dans l’immédiat après-guerre. Les Suisses découvrent alors la détresse absolue dans laquelle se trouvent les pays voisins et leurs Églises. Les Églises réformées de Suisse se sont dit qu’il fallait faire quelque chose. On s’est alors demandé comment on peut faire quand on est dans un pays plus ou moins préservé et qu’on est face à des personnes qui ont tout perdu – nos voisins et nos frères dans la foi. Cela a été le premier réflexe.

Y a-t-il eu une mission inaugurale?

L’idée de départ était de venir en aide aux personnes les plus démunies, en leur envoyant des habits, des couvertures, et autres choses de première nécessité. Des trains entiers, remplis de ces fournitures, sont partis de la Suisse vers les Églises allemandes. C’était une action simple, qui prenait en compte le désarroi de nos voisins.

Quels étaient les bénéficiaires cibles de ces aides?

Au début, l’aide était vraiment ciblée sur les Églises, puis s’est ouverte à toute la société. Les actions étaient toujours liées à des situations réelles, émouvantes: l’EPER ne s’est pas inventé des missions. D’abord on a opéré surtout en Europe, par souci de proximité. Mais les informations du monde entier arrivant plus facilement, l’aide s’est élargie aux parties du monde où des catastrophes naturelles ou des famines avaient lieu, initialement en Inde. De même après la Chute du Mur, l’EPER a pu jouer le rôle de relais pour apporter de l’aide dans ces pays. Cependant il ne faut pas oublier que la moitié des activités de l’EPER se déroulent en Suisse. Notamment, dans la défense du droit d’asile, les cours de langues et la réinsertion professionnelle.

 Y a-t-il eu des périodes ou des actions qui ont façonné son identité?

En tant qu’œuvre d’entraide des Églises protestantes, c’est surtout une certaine vision de l’égalité entre les êtres humains qui a façonné son identité. L’EPER n’a jamais procuré une aide déversée aveuglément et de loin. Son slogan «Petits moyens, grands effets» est vraiment représentatif de ce point de vue-là. L’idée est de donner le coup de pouce qui va permettre aux personnes de rebondir. C’est de faire avec les gens, d’identifier les besoins et de ne surtout pas décider à leur place ce qui serait bon pour eux. Cette philosophie est vraiment très importante pour l’EPER.

Et de votre côté, personnellement,  y a-t-il eu une action qui vous a particulièrement marquée?

Je citerai deux projets que j’ai pu voir personnellement. L’un en Israël/Palestine très emblématique de l’action de l’EPER. Premièrement, les partenaires locaux étaient à la fois des Israéliens et Palestiniens, des juifs, musulmans ou chrétiens. Une des actions était de fournir des ceps de vigne à des paysans palestiniens menacés de perdre leurs terres. En effet, gouvernement israélien applique une ancienne loi ottomane qui stipule qu’une terre non-cultivée pendant trois ans est jugée à l’abandon et revient automatiquement à la collectivité. Mais en même temps il est très difficile pour les paysans palestiniens d’accéder aux ceps de vigne ou aux semences. L’EPER a alors acheté ces éléments et, avec cette action peu coûteuse, permis à des paysans de maintenir leurs terres.

Et le second projet que vous mettriez en avant?

En Suisse, je pense à une action que je trouve très intéressante: le coaching de réfugiés universitaires pour qu’ils puissent valoriser leurs études et accéder à un emploi rémunéré en lien avec leur formation. Ces aides visent à permettre à des gens de vivre, en leur donnant des moyens d’accéder à la liberté et à l’autonomie. 
Dans un monde multiculturel et aujourd’hui souvent sécularisé, comment cette aide provenant des Églises est-elle perçue?

D’abord, il faut noter que les pays que l’on aide sont souvent moins sécularisés qu’ici. Mais à ma connaissance, nous n’avons jamais eu de problèmes de ce type. D’abord parce que ce n’est pas une aide qui cache une évangélisation: ça n’a jamais été le cas et l’EPER a toujours été claire là-dessus. Par contre, en Suisse, du côté des donateurs, ce lien avec les Églises protestantes a son importance, parce que l’on sait au nom de qui on agit.

Quelles ont été les conséquences de la crise du coronavirus sur les activités de l’EPER?

L’EPER est une œuvre qui crée du lien, alors forcément l’impact est énorme: procédures d’asile. traductions, cours de langue, etc. Tout devient compliqué! Par contre, du côté des donateurs, les gens ont eu tendance à être plutôt plus généreux. Les files que l’on a pu voir à Genève pour recevoir de l’aide alimentaire a été une révélation pour beaucoup de monde, qui ont découvert à ce moment-là que cette détresse existe aussi en Suisse.

Au cours de son histoire, quelles sont les principales évolutions auxquelles l’EPER a dû faire face, voire s’adapter?

Ce qui a marqué l’histoire de l’EPER, c’est d’abord l’élargissement des causes, des Églises des pays voisins aux pays du tiers-monde. En Suisse alémanique surtout, elle a dû faire face ces dernières années à de plus en plus de critiques par rapport à ses actions envers les réfugiés. On lui reproche son accent «politique», on l’a vu dans le débat autour de l’initiative pour des multinationales responsables. Il y a eu des attaques contre la «politisation» de notre œuvre. Mais lorsqu’on parle d’accès à la terre et de justice, c’est forcément politique.

Les ONG du pays bénéficiant de contributions fédérales ont reçu une lettre du conseiller fédéral Ignazio Cassis les informant que l’argent de la Direction du Développement et de la coopération (DDC) ne pourrait plus être utilisé pour leur travail d’information et d’éducation. Qu’en avez-vous pensé ?

L’EPER n’est pas concernée par cette nouvelle directive. Elle n’a jamais utilisé des contributions de la DDC pour les campagnes visées. Toutefois, à titre personnel, je pense que c’est tout simplement scandaleux. C’est une vision faussée de la politique que de vouloir priver les ONG de participer aux débats de société. C’est comme dire «vous n’aurez plus de sous si vous faites entendre votre opinion». Les œuvres d’entraide agissent au nom de leurs convictions.

Quels sont, selon vous, les principaux enjeux pour aujourd’hui pour l’EPER?

Tout d’abord de garder le lien avec les Églises et de continuer l’aide sur le même principe qu’actuellement, qui permet de rendre autonome les personnes aidées. Ensuite, je m’interroge sur les contrats de prestations: parfois les entités publiques proposent des contrats de prestations tellement bon marché que ça induit une concurrence malsaine entre les œuvres. Qu’il y ait une émulation c’est positif, mais quand il y a une concurrence sur le prix, cela devient problématique.

C’est difficile, car on aujourd’hui on privilégie les contrats de prestations, on devient alors plus qu’un prestataire de services. Les ONG se battent pour obtenir des contributions et trouver des «publics cibles» qui rapportent – plus pour un idéal. Il faut faire attention à ne pas être piégé par ce système perverti. Or ce n’est pas là le but de l’EPER: il doit y avoir du sens, on ne fait pas seulement une prestation parce qu’elle est payée. J’espère qu’à travers les Églises, et avec les dons qu’elle reçoit de nombreuses personnes, l’EPER réussira à garder sa liberté d’intervenir là où il y a des besoins.

Comment voyez-vous l’avenir de l’EPER avec toutes les difficultés financières que rencontrent les Églises?

Il n’est pas exclu qu’il y ait moins de moyens à l’avenir, il faudra alors se réinventer. Mais je suis convaincue que l’Église protestante, à travers ses œuvres d’entraide, est porteuse de sens sur ces questions de fraternité, d’égalité et de dignité humaine. Cela fait partie de son identité.

i
Michèle Künzler, vice-présidente du conseil de fondation de l'EPER
DR