Les penseurs grecs n'ont pas le monopole de la philosophie
«Les temps modernes nous on dit que les Grecs avaient le monopole de la pensée. Dans mon livre, je montre qu’il y a d’autres philosophies et que la pensée ne s’arrête pas à Platon ou Aristote», déclare le philosophe Roger-Pol Droit qui fait descendre, avec son Voyage dans les philosophies du monde, l’idole grecque de son piédestal. Qu’ils soient Indiens, Chinois, bouddhistes, juifs et musulmans, d’autres penseurs ont eux aussi nourri une réflexion sur le sens de l’existence humaine et la course du monde. Et l’auteur de dévoiler comment, dans ces traditions et contrairement à la philosophie grecque, la religion avait entièrement droit de cité.
C’est dans un esprit d’initiation précisément que son ouvrage traverse ces cinq cultures: «J’ai voulu faire un livre de pédagogie pour que les lecteurs qui ne connaissent pas ces grandes traditions philosophiques puissent en saisir leur importance ou leurs caractéristiques», explique-t-il.
Questions d’influences
En effet, tous les systèmes de pensée ne descendent pas des Grecs. «Il y a des philosophies proprement dites tout à fait extérieures et même sans contact avec la philosophie grecque», souligne Roger-Pol Droit. C’est le cas de textes venus d’Inde et de Chine écrits bien avant l’arrivée de la pensée grecque vers 700 av. J.C. Les Veda par exemple – ensemble de textes en sanskrit qui auraient été révélé à des sages indiens – dateraient de 1500 ans avant J.C. «Il y a un développement puissant de la pensée philosophique avec des traités de logique, de métaphysique, d’éthique et de politique en chinois et en sanskrit, alors que ces penseurs n’ont jamais eu vent des Grecs», renchérit l’auteur.
Si les philosophies indiennes et chinoises sont indépendantes de la pensée grecque, d’autres traditions se sont frottées à ses concepts. Il en va d’ailleurs ainsi des courants de pensée juifs et musulmans. C’est d’ailleurs l’une des grandes particularités de ces philosophies que d’inviter le religieux au cœur du débat philosophique. «De l’Antiquité grecque au siècle des Lumières, la philosophie s’oppose aux croyances religieuses par la rationalité. Pour les philosophes, il est alors de bon ton de critiquer les religions, ils doivent être dans une posture indépendante de toute forme de croyance», expose Roger-Pol Droit. Or, poursuit-il, «le travail de réflexion peut tout à fait coexister avec des religions révélées comme celles du peuple juif ou coranique.»
Croire et réfléchir
N’y-a-t-il pas un risque à mêler ainsi philosophie et croyances? «Ce n’est pas parce qu’on croit qu’on ne réfléchit pas», assène Roger-Pol Droit. «Ce que j’appelle pour ma part philosophie, c’est le mouvement de la pensée qui s’interroge sur le sens d’une croyance ou sur la compatibilité d’une révélation avec d’autres savoirs ou d’autres traditions», exprime-t-il. «Ainsi, en Occident, il y a des œuvres philosophiques qui se sont appuyées sur la théologie chrétienne, tout en étant indépendantes du point de vue philosophique. Il y a eu une élaboration de la pensée qui les a rendues autonomes.»
Dans ces philosophies qui s’inspirent de textes religieux, poursuit-il, «l’idée est de se servir de sa raison pour préciser ce que dit le texte révélé. C’est notamment le cas de l’islam des Lumières, qui essaie d’éclairer la révélation coranique par un travail rationnel».
S’il n’y a pas d’opposition absolue entre rationalité et révélation, ces rapprochements peuvent poser parfois des problèmes. Par exemple dans le cas de l’islam des Lumières deux visions du monde se sont confrontées: selon le Coran, dieu a créé le monde alors que ce n’est pas le cas chez Aristote qui considère que le monde est éternel et n’a pas de créateur. C’est d’ailleurs du débat que peuvent naître de nouvelles perspective, selon l’auteur: «Je pense que c’est un des grands traits de la philosophie, c’est qu’il y a des disputes, des débats, des désaccords.» Et de conclure : «Il nous reste beaucoup à découvrir, je pense, de ces usages différents de la raison.»