Concerts, prières ou visites: le casse-tête des édifices religieux
La scène se passe en mai dernier. Dans l’abbatiale de Payerne désertée s’élèvent soudain des chants grégoriens. Une classe de gymnasiens zurichois profite de l’acoustique exceptionnelle du lieu sous la houlette de son professeur – qui a demandé l’autorisation à l’accueil. Mais ce moment de grâce tourne court. Un responsable du musée leur intime de cesser. Motif? Une visite guidée doit démarrer, le son des chants couvrirait les explications. Le professeur se fend d’une lettre au musée: «Je pense qu’une chorale grégorienne et un Dona nobis pacem sont beaucoup plus appropriés en ces lieux que les mots peu aimables auxquels nous avons eu droit.»
Le musée a invoqué ensuite le comportement problématique d’élèves. Reste que l’incident questionne l’équilibre entre activités culturelles et spirituelles dans un lieu classé «bien culturel d’importance nationale». Le patrimoine appartient à tout le monde, or chacun l’interprète à sa façon! Dans nos sociétés sécularisées, à l’heure où les communautés religieuses ne représentent plus la majorité de la population, comment répartir l’utilisation de ces espaces?
Rentabilité ou fonction sociale?
L’abbatiale de Payerne a été rouverte en 2020, après une restauration de 10 ans, pour un montant de 20 millions de francs, et dotée d’un parcours de visite muséale ultramoderne. Au contraire de la collégiale de Neuchâtel, autre bien culturel d’importance nationale, qui, après des rénovations tout aussi conséquentes (18 ans de travaux, 26 millions de francs), garde d’abord une fonction religieuse. Priorité à la culture dans la Broye et aux fonctions religieuses dans le Littoral? Chaque choix résulte de décisions politiques initiées par les municipalités propriétaires des bâtiments, et a des conséquences fortes sur la vie artistique, touristique et spirituelle.
Joyau touristique
A Payerne, la restauration de l’abbatiale avait fait grincer quelques dents. Elle a donné lieu à un petit bouleversement: en accord avec les paroisses catholique et protestante, le bâtiment a été retiré de la liste des lieux de cultes et mis à disposition, au sens de la loi régissant les relations entre l’Etat et les Eglises. Autrement dit, sa fonction est avant tout culturelle. La paroisse réformée locale possède un temple à côté de l’abbatiale. En soi, précise Jean-Patrice Cornaz, pasteur chargé du lieu, «l’abbatiale était principalement utilisée pour des cultes régionaux»: elle n’a jamais été historiquement rattachée à une paroisse, différence notable avec la situation neuchâteloise.
Si un musée et des entrées payantes existaient déjà, le prix a augmenté après la rénovation, avec la qualité muséographique: un billet d’entrée (15 francs) donne accès à un film introductif, à un circuit complet avec audioguide, à des espaces qui présentent le quotidien des moines… Surtout, chaque personne est munie d’un badge d’accès magnétique. Autrement dit, «les pèlerins de Compostelle ou une personne qui voudrait entrer prier ne peuvent le faire gratuitement durant les heures de visite», pointe Benoît Zimmermann, organiste du lieu et membre d’associations musicales liées à l’abbatiale.
Regain religieux
Il s’interroge: «Quel est le sens que notre société veut donner à ce cadeau du patrimoine? Tout le monde sait bien que les objectifs budgétaires fixés sont inatteignables pour un bâtiment de ce type, à moins d’un marketing agressif contraire à l’esprit du lieu…»
Le musée draine pour le moment 15'000 visiteurs par an. Mais les activités menées par des associations locales ont aussi connu un renouveau. Ainsi, les communautés chrétiennes se retrouvent chaque jeudi soir et le troisième samedi de chaque mois, des créneaux restreints qui ont insufflé un nouvel élan religieux. «Avant, la communauté oecuménique ancrée ici se réunissait dans différents lieux. Désormais, elle ne se retrouve qu’à l’abbatiale», explique Benoît Zimmermann. En juin dernier, une fraternité oecuménique de douze personnes a même vu le jour. Une vie spirituelle propre, et rattachée au bâtiment, est donc née, après que celui-ci a été défini avant tout comme lieu culturel!
Tourisme peu encadré
A Neuchâtel, dans la collégiale tout juste rénovée, l’équilibre est très différent. Les visiteurs entrent gratuitement dans l’église et le cloître, et ils sont nombreux à défiler en toute saison. Mais personne ne les comptabilise. Quelques visites guidées, une app en réalité virtuelle pour décrypter le chef-d’oeuvre du lieu, le monument des comtes et des comtesses de Neuchâtel. Mais, sur place, aucune information pour le grand public.
Trois associations se partagent les lieux: la paroisse protestante, la Société des concerts et une association culturelle. La paroisse protestante «n’est pas propriétaire des lieux, n’a pas de droit de veto. Mais on reste consultés systématiquement» par la Ville, se réjouit le pasteur Florian Schubert. Lors de la rénovation des lieux, un très élégant «bureau du pasteur» a été aménagé aux frais de la commune, pièce «adaptée pour les entretiens de mariage, de baptême ou d’enterrement» et que le pasteur ouvre volontiers aux autres associations. Entre ces trois structures, le dialogue et les échanges sont permanents. Des membres d’une association siègent dans une autre, même s’ils ne sont pas statutaires.
Faire rayonner un lieu
Parfois, des couacs se produisent. Mais c’est une exception: au quotidien, la collaboration est fructueuse. Lorsqu’un «culte cantate» est prévu par la paroisse, un concert reprenant les oeuvres jouées est donné sous l’égide de la Société des concerts. Une mutualisation qui repose sur une volonté commune: faire rayonner ce lieu. «La collégiale est l’emblème du canton. Au téléjournal, c’est sa silhouette qui se dresse à l’arrière-plan! Chaque Neuchâtelois y projette quelque chose», explique Patrice Neuenschwander, vice-président de l’association culturelle. Une considération partagée par tous les acteurs, eu égard à la solennité et à la disposition des espaces. «On ne fait pas n’importe quoi. Rien n’est interdit, mais on réfléchit en adéquation avec le lieu», explique Simon Peguiron, organiste et responsable de la Société des concerts.
A Payerne, après des dissensions suscitées par la restauration, la collaboration entre les différents acteurs du lieu prend, au fond, le même chemin: la municipalité et un représentant du musée étaient ainsi présents à l’office de fondation de la Fraternité oecuménique. Et lorsqu’un vernissage d’exposition a lieu en même temps qu’une célébration religieuse, «on ne va pas faire sonner les cloches: on se doute qu’il y aura des prises de parole, on ne va pas les embêter», explique le pasteur Jean-Patrice Cornaz. Des collaborations sont même prévues autour d’une prochaine manifestation.
Pour maintenir vivant un espace chargé de sens multiples, une seule solution pour tous les acteurs concernés: garder et enrichir les liens mutuels.