«Rûmi et Schubert sont comme des frères d’âme»
Née à Téhéran (Iran), Leili Anvar est chercheuse et maître de conférences en langues et littérature persane, et traductrice. Docteure ès lettres, spécialiste de littérature persane, elle travaille en particulier sur la littérature amoureuse et mystique. Elle est aussi spécialiste du soufisme, qu’elle contribue à faire connaître au grand public au travers de différentes publications. Elle revient pour Réformés sur les liens entre Rûmi (poète mystique persan du XIIIe siècle) et Schubert (compositeur romantique autrichien du XIXe siècle).
Pourquoi les textes de Rûmi connaissent-ils un succès non démenti, voire une nouvelle jeunesse (pensons par exemple au best-seller Soufi mon amour d’Elif Shafak paru en 2011)?
Leili Anvar: Déjà à son époque on peut dire que Rûmi était un poète d’avant-garde! Sa poésie est visionnaire. Bien que classique dans ses formes, elle est nouvelle, étonnante, originale et détonante! Depuis sa création, elle a toujours eu un effet extatique sur ses auditeurs, car elle est très musicale et très rythmée, et d’une profondeur inouïe.
Actuellement, il y a un véritable engouement pour Rûmi, car son œuvre contient un message universel et invite à entrer dans la «religion de l’amour». La poésie de Rûmi chante l’amour de toute la création pour le Créateur et témoigne de ce que cet amour est source de joie et d’enivrement permanent pour qui sait se connecter à la vérité profonde du réel. Il y a chez lui cette vision d’une connexion cosmique de l’âme aux mondes visibles et invisibles. Et peut-être que son succès vient du besoin que nous avons —plus que jamais— de nous connecter à notre dimension intérieure. Parce que notre monde s’effondre, à la fois physiquement et spirituellement. Parce qu’il y a une véritable perte de sens et de repères. L’œuvre de Rûmi peut permettre de retrouver du sens. Ce dont il témoigne inlassablement, c’est que l’amour est l’axe de toute vie et le cœur battant de l’univers. Et bien qu’il puise son inspiration dans la tradition coranique et le soufisme, son propos n’est ni religieux ni sectaire, mais éminemment spirituel.
Ses œuvres étaient-elles conçues pour être chantées?
C’est plutôt l’inverse! Ses poèmes naissaient de la musique. Rûmi ne s’est jamais assis à son bureau pour écrire des poèmes. Lors de «concerts spirituels» que l’on appelle samâ, et dont le but était de relier l’âme au divin, il entrait en extase et cette extase avait pour effet de lui inspirer des poèmes. C’est sans doute ce qui explique la rythmique et la musicalité singulière de ses vers. La musique avait aussi comme effet de mettre son corps en mouvement: il se mettait à danser dans un tournoiement spontané qu’il comparait lui-même à la «danse des atomes» enivrés d’amour divin. Il y a donc un lien très étroit entre le dynamisme de la musique, de la danse, des mots et son expérience spirituelle hors du commun.
Quels sont les points communs entre la musique classique européenne et la poésie mystique persane qui vous ont donné l’idée de ce concert-lecture?
Layla Ramezan, la pianiste qui a imaginé ce concert du 2 octobre, est passionnée depuis longtemps par l’œuvre de Schubert qu’elle connaît littéralement jusqu’au bout des doigts. Elle a une grande intimité avec l’univers de Schubert, comme moi avec l’œuvre de Rûmi, et depuis longtemps déjà, nous avions pressenti une «parenté d’âme» entre ces deux artistes pourtant en apparence si éloignés temporellement, culturellement et géographiquement.
Il me semble que l’un de ces points communs est la façon dont la musique de l’un et la poésie de l’autre expriment une connexion puissante entre l’âme humaine et la totalité du cosmos. Chez Schubert il y a une profonde méditation sur la présence de l’invisible dans l’audible, de la musique des sphères dans les phrases musicales. Les notes de sa musique sont la manifestation, dans le monde physique, d’une authentique expérience spirituelle. Pour Rûmi, c’est la poésie qui exprime par des mots et des rythmes une expérience intérieure de l’invisible et de l’indicible.
C’est comme si, à six siècles d’intervalle, ils nous invitaient à contempler un même paysage émotionnel et spirituel, comme si la musique de Schubert faisait écho, par-delà le temps et l’espace, aux mots de Rûmi. Du moins, c’est ce que nous essaierons de faire entendre lors de ce concert-lecture.
L’art est-il aujourd’hui devenu une manière de se connecter au domaine spirituel, avons-nous un déficit de connaissances religieuses?
Le problème n’est pas la méconnaissance de l’histoire des religions ou de la théologie, mais le manque d’éducation spirituelle, et ce, dès l’enfance. La plupart du temps, ce que nous donnons à nos enfants ce sont des outils pour apprendre à vivre et réussir dans le monde matériel. Or nous oublions que ce qui compte, c’est de donner un sens à sa vie, d’apprendre à vivre une vie bonne et juste. À mon sens, cela devrait être le cœur de l’éducation. Et l’art peut y contribuer de manière décisive: l’art comme expérience et non comme savoir pur. Il s’agit finalement de montrer comment un tableau de Rembrandt, un poème de Rûmi ou une œuvre de Schubert ouvre une fenêtre sur notre monde intérieur, donne un sens à notre existence et nous permet de développer notre humanité. Et cette humanité n’est rien d’autre que la divinité en nous…
Un concert littéraire
Concert et conférence: Schubert, Rûmi. Langage de l’invisible et chants de l’indicible.
Un concert suivi d’une table ronde, qui feront dialoguer musique et spiritualité mystique.
Dimanche 2 octobre à Crêt-Bérard:
16h, concert de piano poétique avec Layla Ramezan, piano et Leili Anvar, textes.
17h30, conférence avec les artistes ainsi que Babbak Moayedoddinyant, psychiatre.
18h45, échanges, petite restauration, librairie.
Prix : 39.- pour le concert et la table ronde.
Leili Anvar a notamment publié:
- un ouvrage sur la vie et l’œuvre de Mohammad Djalâl al-dîn Rûmî, poète mystique persan du XIIIe siècle, suivi d’une anthologie de ses œuvres (Rûmî, Entrelacs, 2004)
- une biographie de Malek Jân Ne’mati, poétesse kurdo-persane, suivie d’une anthologie de ses œuvres, Malek Jân Ne’mati, La vie n’est pas courte, mais le temps est compté, Diane de Selliers, 2007.
- la traduction du Cantique des Oiseaux du poète mystique ‘Attâr, Diane de Selliers, 2012.