Le succès des évangéliques: mythe ou réalité?
«Rien qu’en Suisse romande, 48 nouveaux lieux de culte évangéliques ont été implantés en 2022», se félicite Christian Kuhn, président du Réseau évangélique suisse (RES). Cette faitière rassemblant plus de 200 Eglises libres locales au niveau suisse vient également de publier les résultats du sondage qu’elle a effectué auprès de leurs leaders respectifs, à la suite de la pandémie. Il en ressort que leurs communautés en seraient sorties renforcées.
Sur tout le territoire suisse en effet, 53% de ces Eglises, qui dépendent uniquement de contributions privées, auraient vu leur situation financière s’améliorer, et la participation aux cultes augmenter pour plus d’un quart d’entre elles (28%).
«Certaines de nos Eglises stagnent et d’autres ont perdu des fidèles, bien sûr. Mais en moyenne, on assiste bien à une croissance», déclare encore Christian Kuhn. ll en veut pour preuve quelques-unes des implantations réalisées cette année: quatre petites Eglises dans la région de la Broye, trois Eglises dans le canton de Vaud, l’Eglise Home déjà présente à Lausanne et qui désormais possède une antenne à Genève, ou encore l’Eglise Passion, à Neuchâtel, qui rassemble déjà une bonne centaine de participants.
Du côté de la Fédération romande des Eglises évangéliques (FREE), son directeur Sébastien Demierre fait le même constat. «Récemment, un tiers de nos Eglises a grandi de manière significative. Un autre tiers est resté stable et le dernier tiers a vu la fréquentation aux cultes diminuer», renseigne-t-il. Et de confirmer: «Dans l’ensemble, les Eglises de la FREE ont encore connu une année de croissance.»
Une meilleure résistance
Un succès qui a de quoi attirer l’attention alors que, dans les Eglises réformées et catholique, le nombre de fidèles ne cesse de diminuer depuis des années. Selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS), la proportion de catholiques dans la population est passée de 38,6% en 2010 à 33,8% en 2020. Quant aux Eglises protestantes réformées, dont sont historiquement issus les courants évangéliques, elles ne représentent plus que 21,8 de la population, contre 28% en 2010.
Pour le sociologue des religions Jörg Stolz, ces déclarations concernant un nombre de fidèles évangéliques croissant seraient à prendre avec des pincettes. Il précise notamment qu’il est utile de distinguer, au sein du mouvement évangélique, les différentes sensibilités. Ainsi, selon son observation, «le nombre de groupes évangéliques de type classique reste relativement stable, celui des groupes très conservateurs est en baisse, tandis que seuls les groupes pentecôtistes et charismatiques continuent de progresser sur le territoire helvétique».
Selon ses chiffres, conclut-il, les Eglises évangéliques connaîtraient, dans leur ensemble, «plutôt une stabilité qu’une croissance». Une analyse que confirment d’ailleurs les derniers chiffres de l’OFS en la matière, qui indiquent une infime progression des évangéliques ces dix dernières années – à savoir 5,6% de la population en 2020, contre 5,5% en 2010. Si la croissance des Eglises évangéliques reste à démontrer scientifiquement, celles-ci «résistent de fait mieux à la sécularisation», formule Jörg Stolz.
Environnements plus englobants
Ce meilleur maintien s’expliquerait d’ailleurs de différentes manières. En premier lieu, Jean-Baptiste Lipp, président de la Conférence des Eglises réformées romandes (CER), pointe l’attention portée sur «la vie communautaire intergénérationnelle, plus forte que dans les Eglises historiques». Lors des cultes, les enfants et adolescents sont par exemple pris en charge dans des groupes qui leur sont dédiés pour «l’école du dimanche».
Fonctionnant un peu tels des clubs, les Eglises évangéliques proposent également un riche panel de rendez-vous divers, hebdomadaires ou mensuels, permettant ainsi à leurs membres de construire des liens relationnels d’un culte à l’autre. «Si le vécu du dimanche est suffisant pour certaines personnes, la majorité des gens ont besoin d’un accompagnement supplémentaire pour grandir dans leur foi», exprime Christian Kuhn. «A l’instar de nos enfants, les disciples ne peuvent pas être simplement laissés en stabulation libre.»
Cadre identitaire plus fort
Jean-Baptiste Lipp évoque également la caractéristique de «la décision personnelle», qui sous-tend le plus souvent l’affiliation au sein d’une de ces communautés – en comparaison, le rattachement à une Eglise traditionnelle, réformée ou catholique, se fait plutôt par pure tradition familiale. En découle, selon le président du RES, une «incarnation plus forte dans les réalités du monde».
«Pour les évangéliques, la Bible fait autorité pour ce qui est du vécu de leur quotidien, comme pour les questions éthiques et sociales où l’on va se référer le plus directement possible à l’enseignement du Christ», explique-t-il. «Ce qui peut donner une impression de conservatisme», admet-il d’ailleurs.
Expert pendant quinze ans auprès de la Commission consultative vaudoise chargée d’analyser les demandes de reconnaissance d’intérêt public des communautés religieuses, le théologien réformé Pierre Gisel connaît bien le monde évangélique. A ses yeux justement, «si les communautés évangéliques attirent autant, cela est dû à leur ligne théologique claire. Or dans nos sociétés en fortes mutations sociales et culturelles, ce cadre qui ne semble pas mouvant séduit davantage, car les gens ont besoin pour être rassurés», expose-t-il. Et de rapprocher «cette théologie parfois trop simpliste aux phénomènes de radicalisation typique des sociétés contemporaines, comme le salafisme en islam ou les populismes en politique».
L’évangélisation au cœur
L’atout des réformés se situerait précisément, selon le président de la CER, au niveau de «la liberté individuelle et des choix de société avec lesquels nous sommes en phase, comme le mariage pour tous par exemple.» De son côté, Pierre Gisel déplore que, «d’une manière générale, les Eglises réformées présentent une identité trop adaptative.» Il s’en explique: «Prenons pour exemple des problèmes comme l’écologie et la justice sociale. Les Eglises historiques s’en emparent effectivement, mais sans proposer de discours qui leur soit propre. Elles ne savent plus penser leur pertinence au sein de nos sociétés. Or en politique comme en religion, l’identité est une question fondamentale, qui ne doit pas être laissée aux extrémistes.»
De son côté également, Christian Kuhn regrette que «le cadre identitaire théologique, au sein des Eglises traditionnelles, ait parfois tendance à disparaître un peu, au profit d’un cadre culturel plus ou moins impliquant. La foi y semble presque taboue, ou tout du moins privée», formule-t-il.
C’est un fait admis: «Les réformés ont plus de mal à parler ouvertement de leur foi», exprime le sociologue Jörg Stolz. Même sentiment du côté de Jean-Baptiste Lipp, qui pointe à son tour «l’aisance des évangéliques à témoigner de leur foi, le premier pas pour parvenir à la propager». L’identité évangélique suppose quant à elle d’afficher sa foi au grand jour, ce que «s’interdisent» la plupart des réformés, ayant «surintégré la laïcisation», indique le pasteur réformé vaudois Pierre Bader, attentif aux réalités évangéliques. Or, pour Christian Kuhn, c’est précisément «le partage de ce vécu de foi qui plaît dans le monde évangélique».