Les causes du mouvement de sécularisation restent inexpliquées

A gauche, Jörg Stolz, professeur de sociologie des religions (UNIL); et à droite, Jeremy Senn, doctorant à l’Institut de sciences sociales des religions (UNIL). / ©DR
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A gauche, Jörg Stolz, professeur de sociologie des religions (UNIL); et à droite, Jeremy Senn, doctorant à l’Institut de sciences sociales des religions (UNIL).
©DR

Les causes du mouvement de sécularisation restent inexpliquées

Sécularisation
Si la société Suisse dans son ensemble est de moins en moins religieuse, ce n’est pas parce que les gens perdent leur religiosité au cours de leur vie, mais plutôt parce que chaque génération est moins croyante et pratiquante que la précédente. C’est la conclusion d’un article publié en 2021 par deux sociologues de l’Université de Lausanne.

Vous avez mis en lumière le fait que la transmission de valeurs religieuses se faisait mal d’une génération à l’autre. Depuis, d’autres études ont-elles pu éclairer ce phénomène?

Jörg Stolz: Effectivement, de nombreux chercheurs essaient de creuser cette question. Avec d’autres chercheurs, je viens de terminer un papier sur l’Allemagne. Nous essayons d’exploiter des données longitudinales (qui suivent une même population dans le temps, NDLR) sur différentes cohortes pour essayer de trouver un ou plusieurs facteurs qui influenceraient le fait de transmettre plus ou moins sa religion. Le résultat est qu’on ne trouve rien. Toute l’Allemagne de l’Ouest vit une transition séculière qui se fait partout au même rythme. Il n’y a même pas de différence entre zones urbaines et rurales ou entre les personnes ayant atteint des niveaux d’éducations différents. L’érosion de la transmission religieuse apparaît ainsi comme une norme de société qui se répand, une culture qui se modifie.

Les sociologues se posent aussi la question suivante «s’il y a moins de transmission, est-ce que c’est parce que les parents n’y arrivent pas ou ne veulent plus? Ou bien est-ce parce que les enfants ne veulent pas ou ont d’autres choses à faire? Ou est-ce un peu des deux?» Là aussi, nous sommes vraiment au début des investigations. Alors que les parents ont souvent été tenus pour responsables de la faiblesse de la transmission religieuse, il est possible que les enfants soient également influencés par leur environnement et refusent simplement de suivre les traditions religieuses de leurs parents.

Les minorités religieuses semblent parvenir à mieux transmettre leur foi.

Jeremy Senn: Si l’on prend l’indicateur d’appartenance formelle déclarée en Suisse, les communautés musulmanes sont en augmentation depuis les années 1980. Mais on peut aussi mettre cela en lien avec des phénomènes de migration.

Jörg Stolz: En revanche, sur la question spécifique de la transmission, on n’a pas vraiment de données. Quelques études essaient de poser des questions rétrospectives, mais cette manière de faire ne donne généralement pas de données fiables. Mais c’est vrai que pour les données que je connais on a l’impression que les musulmans parviennent encore à mieux transmettre leur foi, même dans les pays de l’ouest.

Par contre, on constate que même aux Etats-Unis le nombre de «sans religion» augmente fortement.

Jörg Stolz: Très clairement! Quand j’ai commencé à travailler à Lausanne en 2002, je me suis rendu à un congrès aux États-Unis. J’ai vu que les chercheurs américains pensaient que la sécularisation n’existait pas dans leur pays. Ils avançaient des théories élaborées pour l’expliquer. Et maintenant, tout a complètement changé. Ces chercheurs ne sont plus là, leurs théories non plus. En fait, on s’aperçoit aujourd’hui qu’aux États-Unis la sécularisation avait déjà commencé depuis des décennies.

Le mouvement va-t-il perdurer?

Jeremy Senn: Si la question porte sur les personnes qui se vivent comme séculières, leur nombre augmente depuis maintenant plus de 60 ans, je ne vois pas pourquoi cette tendance régresserait. La Suisse semble être sur la même trajectoire que tous les pays occidentaux qui ont vécu la modernisation. Il y a un petit décalage temporel, dans notre pays nous n’avons pas commencé la sécularisation religieuse en même temps que dans d’autres pays, mais tout semble indiquer que l’on va suivre les mêmes processus. Cependant, des surprises sont toujours possibles.

Jörg Stolz: On peut aussi dire que dans l’histoire des religions, il y a toujours eu des moments de retours. Je viens de lire dans le New York Times, un article traitant d’un revival dans une école aux États-Unis. Certains commentateurs disent «on ne sait jamais». Thomas Jefferson (1743-1826) pensait que tout le monde aux États-Unis deviendrait unitarien et cela ne semblait alors pas impossible, mais c’est justement tout le contraire qui s’est produit.

Les théories du début du siècle qui évoquaient des formes plus distancées de croire, ont-elles également fait long feu?

Jörg Stolz: Je ne crois pas que c’était quelque chose qui était empiriquement vrai. La sociologue Grace Davie avait proposé deux théories selon lesquelles la religiosité ne disparaît pas mais se transforme. La première théorie est souvent désignée par l’expression believing without belonging (les gens sortiraient des Eglises mais croiraient encore). Or, cette théorie a pu être falsifiée, en tous cas pour la Suisse et pour d’autres pays occidentaux. Les indicateurs de croyance et les indicateurs d’appartenance ou de pratique vont le plus souvent de pairs. Et s’il y a divergence, c’est plutôt l’inverse qui est vrai: la plupart des gens perdent d’abord la croyance et quittent ensuite l’Eglise quand ils n’y voient vraiment plus de sens. Cette situation correspond plutôt à un belonging without believing.

La seconde théorie de Grace Davie est la vicarious religion. L’idée est que les gens conserveraient leur religiosité, mais la vivraient par procuration. Ils seraient contents du fait que les autres soient religieux. Là aussi je ne vois pas de données qui le prouveraient. Le seul phénomène qui va un peu dans ce sens réside dans l’attachement des gens à ce qu’il y ait une église dans leur village. Ils peuvent alors être prêts à donner un peu d’argent pour que l’on fasse des rénovations. Mais ce n’est pas là la vicarious religion telle que je l’ai comprise chez Grace Davie qui évoque l’idée que des individus seraient contents que d’autres prient parce que cela leur permettrait de vivre leur religiosité au travers de ces personnes.

Par contre, il y a un certain attachement aux bâtiments, vous l’évoquiez.

Jörg Stolz: C’est effectivement ce que l’on trouve dans certains pays. Un peu comme on aime que le château à Morges soit toujours là et qu’on puisse imaginer qu’il sera encore là dans dix ans. Même en Allemagne de l’Est par exemple, un pays parmi les plus séculiers qui existent, vous trouverez des personnes qui vont essayer de rénover leur église et qui vont donner de l’argent pour cela. Y compris des athées purs et durs.

Alors comment analyser les discours politiques liés à la défense de l’Europe chrétienne? 

Jeremy Senn: Pour ce qui est de l’extrême droite française, on s’aperçoit qu’ils surfent beaucoup sur la peur que la culture majoritaire chrétienne soit remplacée.

Jörg Stolz: Effectivement, je verrais également ça comme une stratégie identitaire pour critiquer des influences étrangères. Mais se présenter comme chrétien par opposition à d’autres mouvements ne présume en rien que l’on est soi-même très intéressé au christianisme.

Jeremy Senn: Oui, par exemple dans l’extrême droite française dont je parlais avant, l’on évoque cette mobilisation de l’Occident chrétien, mais ce n’est pas pour autant que les militants de ces mouvements retournent à la messe et qu’ils recommencent à baptiser leurs enfants.