Une banque d’images israélienne lutte contre l’invisibilisation des femmes
Depuis plus d'une décennie, Shoshanna Keats Jaskoll, une féministe juive orthodoxe, relate la disparition progressive des femmes des magazines, publicités et autres médias en Israël. Espérant se rendre ainsi plus attrayantes aux yeux de la communauté orthodoxe, ces différentes publications ont ainsi répandu au-delà du monde juif orthodoxe la prescription de pudeur féminine.
«Cette invisibilisation des femmes se passe dans la sphère privée, où les magazines, les publicités et les circulaires n'incluent plus de photos de femmes et de filles. C’est devenu la norme», dénonce l’Israélienne. «Cela a commencé par la diffusion de femmes uniquement vêtues de vêtements modestes, puis on a flouté les femmes sur les photos, pour finir par les éliminer complètement.»
La tendance a commencé dans les années 1990, lorsque les haredim (ultra-orthodoxes), et même certaines communautés orthodoxes dominantes en Israël et à l'étranger, ont adopté une définition plus stricte de la sobriété religieuse. Dans la foulée, certains hommes extrémistes ont exigé que les femmes s'assoient à l'arrière des bus publics afin de ne pas entrer en contact avec les hommes – une pratique jugée illégale par la Cour suprême d'Israël en 2011 mais qui continue pourtant de perdurer sur certaines lignes. Depuis, ces directives sur la pudeur se sont propagées à certains segments du monde non orthodoxe, en particulier au sein des entreprises et organisations ayant des clients orthodoxes.
Ikea et ségrégation
De 2004 à 2012, la plus grande entreprise de transport d'Israël, Egged, a cessé de diffuser des publicités avec des photos de femmes à Jérusalem après que des publicités ont été dégradées à plusieurs reprises. En 2017, le fabricant de meubles Ikea a créé un catalogue israélien alternatif sans une seule photo de femme. Si Egged et Ikea ont toutes deux fait marche arrière après la pression du public, de nombreuses entreprises, banques, sociétés de téléphonie mobile, organisations de maintien de la santé et même des agences gouvernementales non orthodoxes continuent de ne montrer que des hommes dans leurs publicités, du moins sur certains territoires. Et ce malgré l’exhortation insistante des organisations de défense des droits des femmes et des droits de l'homme.
Déterminée à remettre les images de femmes dans la sphère publique, Shoshanna Keats Jaskoll a alors créé une banque de photos unique de femmes juives religieuses et de leurs familles, The Jewish Life Photo Bank, en collaboration avec l'organisation de défense des femmes religieuses Chochmat Nassim.
L’idée lui est apparue après que la consultante en relations publiques Rachel Moore, une de ses amies, s’est plainte de la quasi-impossibilité de trouver des photos de haute qualité de femmes pratiquantes pour ses clients. «Je cherchais constamment des moyens de créer du contenu avec des photos de femmes ordinaires faisant des choses ordinaires sans être à moitié dénudées», explique Rachel Moore. Les photos disponibles dans les banques de photos israéliennes et internationales représentent en effet des femmes portant des vêtements que de nombreux juifs orthodoxes considéreraient comme impudiques: pantalons serrés et autres vêtements moulants; chemises ou robes sans manches, souvent décolletées; et jupes ou shorts au-dessus du genou. Les quelques photos disponibles de personnes orthodoxes représentent, quant à elles, généralement des hommes et des garçons, souvent en prière – très rarement des femmes.
Images positives
Pour activer le projet, Shoshanna Keats Jaskoll a lancé un appel en ligne aux femmes orthodoxes pour leur demander si elles accepteraient d'être photographiées en train d'accomplir leurs activités quotidiennes. «La réponse a été incroyable», raconte-t-elle. En quarante-hui heures, plus de 250 femmes de plusieurs pays se sont portées volontaires pour se faire photographier ou prendre en photo d'autres personnes, ou ont encore offert un espace pour une séance photo. De tels shootings ont eu lieu en Israël, aux États-Unis, en Angleterre et en France.
The Jewish Life propose désormais des images dans 35 catégories: la parentalité, l'apprentissage de la Torah, les vacances, la famille, les affaires et le sport. Beaucoup montrent des femmes orthodoxes dans des contextes où elles sont souvent présentes mais rarement photographiées, soit participant à des réunions d'affaires, donnant des conférences dans une synagogue, étudiant des textes religieux, tenant ou priant une Torah, jouant au tennis ou au football tactile. D'autres dépeignent des couples ou des familles dans des scènes que les publications haredim ne publient pas, même lorsqu'un couple est honoré ensemble lors d'une collecte de fonds.
Opprimées sur Netflix
Si la banque d’images n'a pas encore eu d'impact mesurable dans le monde orthodoxe, l’hebdomadaire new-yorkais grand public The Jewish Press s’est abonné à ses services. «The Jewish Life est une excellente ressource car elle présente des photos de personnes frum (religieusement pratiquantes) dans des environnements frum que nous pouvons utiliser sans réserve», explique Shlomo Greenwald, son rédacteur en chef. Et d’ajouter: «Nous sommes heureux de soutenir l'un des objectifs de cette banque d’images, qui est d'aider à accroître la représentation féminine dans les médias orthodoxes, où elle fait cruellement défaut à certains endroits.» Au total, depuis sa mise en service fin 2021, la banque a vendu 22 abonnements, 129 forfaits multi-images et des centaines de photos individuelles.
Shoshanna Keats Jaskoll se réjouit de pouvoir ainsi également lutter contre la «fétichisation» des femmes juives orthodoxes. «Il suffit de regarder Netflix et les séries comme My Orthodox Life ou Unorthodox pour voir à quel point on nous dit opprimées!» s’insurge-t-elle. «Notre banque de photos, qui a été créée par des femmes juives orthodoxes, montre une réalité différente, plus réaliste», précise-t-elle. «Nous racontons nos propres histoires.»