«En Suisse, on ne cherche pas à invisibiliser le religieux»
Tandis que le Ministère français de l’éducation a décidé d’interdire les abayas dans les lieux de formation, appelant ainsi à «faire bloc» face aux «atteintes à la laïcité», la Suisse semble épargnée par le phénomène. La sociologue Mallory Schneuwly Purdie, maître assistante au Centre suisse islam et société de l’Université de Fribourg, nous livre ses explications.
Pourquoi ne rencontre-t-on pas cette problématique en Suisse?
En France, cette thématique est lue sous un angle laïc, comme une «atteinte à la laïcité». Or la Suisse entretient un rapport complètement différent à la laïcité. Même Genève et Neuchâtel, qui ont pourtant des Constitutions cantonales laïques, sont bien loin de la manière dont le religieux est perçu en France, et ce même si Genève a une loi sur la laïcité. En Suisse, on ne cherche pas à invisibiliser complètement le religieux dans l’espace public. De fait, on ne met pas la même charge émotionnelle derrière telle ou telle tenue.
Le voile est comparativement très peu présent en Suisse. Comment l’expliquer?
Peut-être parce qu’on n’en a pas fait une affaire d’Etat! Nous n’appliquons pas les mêmes critères en matière de laïcité, mais un principe de neutralité confessionnelle de l'État strict: le personnel de l'État, dont les enseignants, se doivent d'être confessionnellement neutres, et cela justement pour permettre aux utilisateurs de l'État d’entretenir des confessions religieuses. La liberté de conscience et de croyance est un droit fondamental, garanti par la Constitution suisse et les Constitutions cantonales.
Cette liberté religieuse signifie-t-elle pour autant le droit de la montrer?
En Suisse, les utilisateurs de l’Etat ont le droit de montrer leur appartenance religieuse, et ce dans le respect des autres confessions. En 2015, le Tribunal fédéral a statué sur le droit des jeunes filles à être voilée à l’école. L’arrêté précise néanmoins que ce droit pourrait être restreint si le comportement de la jeune fille devenait contraire à la liberté religieuse d’autres élèves. Par exemple, si elle mettait la pression sur les autres filles musulmanes pour qu’elles adoptent aussi le voile ou traite les filles qui portent des jupes ou des décolletés de «bonbons souillés» ou autre. Dans ce cas, sa liberté d’être voilée pourrait lui être limitée. Mais sur le principe, en Suisse, on accepte la visibilité des identités religieuses. On est moins crispé qu’en France sur la question.
Le port de ces abaya serait donc une réaction à l’interdit du voile?
On peut le voir ainsi, mais certainement pas pour toutes les filles qui portent une abaya. Il ne faudrait pas oublier le côté pratique de cet habit quand vous voulez respecter le code de la pudeur de votre religion. Vous pouvez être habillée dessous comme vous voulez. Etre confortable en jogging, en short ou même sexy dans une robe moulante. Vous pouvez aussi être habillée sans style, c'est égal. Mais quand vous sortez, vous enfilez votre abaya et vous êtes conforme. Il ne faut pas juste voir le côté revendicateur: «T’as voulu m’enlever mon voile à l’école, je vais t’amener mon abaya!»
Chez certaines jeunes filles, ce sentiment existe pourtant?
Peut-être bien que pour certaines c’est le cas. Parce qu’elles se sentent effectivement discriminées et non respectés dans leur identité religieuse.
Relève-t-on aussi des différences entre l’islam de Suisse et l’islam de France?
En France, l'écrasante majorité des musulmans, s’ils sont aujourd’hui Français, ont des origines algérienne ou marocaine. La construction de l'islam en Suisse est complètement différente, car c’est un islam beaucoup plus divers.
La France a un islam majoritairement maghrébin et arabe, alors que chez nous, on a majoritairement un islam sunnite, avant tout balkanique, qui se divise entre un islam albanophone et un islam bosniaque, à son tour pluriel. Et nous avons aussi un islam des communautés turques et un islam arabophone, qui vient majoritairement du Maghreb et du Moyen-Orient. En Suisse, il n’y a donc pas de prédominance d’un islam sur les autres.
Cela expliquerait-il également ce rapport différent aux manifestations vestimentaires?
Cela a évidemment aussi un impact. Dans les pays du Maghreb en général, l'islam est religion d’Etat. Alors que le Kosovo et l'Albanie connaissent une conception de la laïcité proche de celle en vigueur en Suisse. Il faut aussi arrêter de renvoyer tout le temps les musulmans à leur pays d'origine! En France, on parle de la 4e ou 5e génération. A travers ces vêtements, ces jeunes filles manifestent peut-être aussi un ras-le-bol par rapport aux discriminations dont elles sont victimes, comme les garçons, en tant que descendants d'immigrés, musulmans, arabes, habitants de zones d'éducation prioritaire (ZEP). Ils essaient alors de se réinventer, voire se réaffirmer, dans une identité qui ne leur est pas régulièrement refusée.
Ces discriminations sont-elles moins fortes en Suisse?
En Suisse, on a de vrais programmes d'intégration, et nous n’avons pas non plus la même histoire coloniale ni la même histoire migratoire. Nous n’avons pas non plus les mêmes problèmes financiers. Car ces crispations identitaires ressortent davantage en situations de crise. Or la France est aujourd’hui en crise dans ses institutions. Et ce type de positionnement très anti-gouvernement, anti-identité national, on l’a beaucoup moins ici. On a connu un peu cette décrédibilisation de nos institutions pendant la crise sanitaire, mais c’est retombé. Tandis qu’en France, c’est un mal qui ronge.