Tom Tirabosco: «L'enfance est le terreau où je puise»
Les traits fluides du monde de Walt Disney et les courbes hypnotiques des arbres et de la forêt. Voilà les deux univers refuges du jeune Tom Tirabosco, à Meinier, dans la campagne genevoise. Comme il le narre avec un humour pince-sans-rire dans l’autobiographique Wonderland (Atrabile, 2014), cette enfance en surface sans histoires a été émotionnellement agitée. D’un côté, un petit frère, Michel, au caractère bien trempé. Né avec un grave handicap, il concentre l’attention et la combativité maternelles. De l’autre, un papa romain, géant bruyant qui transmet sa passion pour la Renaissance italienne et les discussions sur l’art au jeune Tom, qui ne correspond pas tout à fait à ses codes virilistes. Le troisième frère, Riccardo, lui, se fascine pour les insectes. «Le dessin, c’est un espace de calme intérieur. Je dessine parce que je me suis ennuyé enfant dans un carré d’herbe. C’est là que sont nés ma créativité, le besoin de créer des mondes…» résume aujourd’hui l’artiste.
Des univers, Tom Tirabosco en a embrassé beaucoup. En trente ans, il signe des livres, des dessins de presse – comme la «der» de Réformés –, des illustrations sur des trams, des couvertures d’albums pour son frère Michel, aujourd’hui flûtiste star. «J’ai un côté boulimique: intégrer mes dessins dans plein d’espaces culturels différents m’a toujours intéressé.» Mais c’est bien la BD et ses cases, son rythme «elliptique, disruptif, bien plus proche de la littérature que du cinéma», qui passionnent et définissent Tirabosco.
En 2017, il a d’ailleurs fondé à Genève, avec des collègues, une école consacrée à cet art. La formation de deux ans fait intervenir des pointures, et Tirabosco y incite ses étudiants à cultiver leur «singularité».
La sienne est subtile. Il aime construire des récits qui se lisent «facilement», dont on ne décolle pas. Son ami Wazem, qui a coscénarisé quatre de ses ouvrages, rigole de son côté «naïf». Adepte des bons sentiments, Tirabosco? Ça se discute, et sérieusement!
A première vue, oui, un trait doux, rond, d’une épaisseur accueillante. Un espace pour l’intériorité, le silence, une tendresse émanant des détails, des expressions. Et un côté parfois manichéen, en particulier sur son thème de prédilection, l’écologie. «Aujourd’hui, j’ai plus que jamais envie de dire les choses», reconnaît l’auteur. Femme sauvage (Futuropolis, 2019) met en scène un personnage qui fuit la civilisation et «crache son dégoût de l’époque. Cela m’a permis d’exprimer ce désappointement, cette sidération, cette écoanxiété qui m’habite depuis si longtemps», détaille Tirabosco, qui n’a jamais supporté la souffrance animale. Il collabore depuis longtemps avec La Revue durable, cite Pablo Servigne, Hervé Kempf et Philippe Descola. Mais c’est oublier un peu la noirceur des pages, et que sa femme sauvage entretient aussi une relation intrigante et déroutante avec une créature mystérieuse. L’étrange, le grotesque, les monstres peuplent son travail. Un de ses livres jeunesse les plus vendus, Ailleurs, au même instant (La joie de lire, 2020), ouvre une méditation sur la mort, la vie, le temps qui passe. La texture même des dessins, issue d’un procédé d’encrage complexe, a quelque chose d’ancien, une touche de nostalgie.
«Pour moi, une oeuvre doit transcender, te laisser une brûlure, des marques. Ce n’est pas juste un petit jeu intellectuel, mais un espace rempli d’émotions, parfois contradictoires, complexes… L’enfance est le terreau où je vais puiser, j’y trouve autant de colère que d’émerveillement…» Une enfance durant laquelle Tom Tirabosco a lu Stephen King autant que la Bible, a été exposé au baroque catholique comme à la pensée évangélique, lors de lectures bibliques chez des voisins. «J’ai arrêté parce que j’avais le sentiment d’être toujours dans le péché quand je lisais ou dessinais des choses qui ne convenaient pas!»
C’est auprès des symbolistes de la fin du XIXe siècle – Redon, Khnopff, sur lequel il rédigera son mémoire aux Beaux- Arts – qu’il trouvera la liberté de mêler le sublime et l’intériorité, l’étrange et les petits riens du quotidien, le mystère, la spiritualité et le ravissement des instants de beauté fugaces, qui font vraiment sa patte. Avec ces maîtres du siècle passé, il partage des craintes: l’aveuglement face au progrès, la disparition de la spiritualité. «Si l’on n’associe pas la nature à une dimension sacrée, je ne vois pas comment s’en sortir collectivement.»
En cinq dates
2003 L’OEil de la forêt, son premier album en couleur chez un grand éditeur (Casterman), reçoit le Grand Prix au Festival de Sierre.
2013 Kongo (Futuropolis, scénario: Perrissin) gagne le prix Töpffer. Voyage à Kinshasa pour parler de l’album.
2019 Grande exposition rétrospective de vingt-cinq ans de dessin au Cartoonmuseum de Bâle.
2023 Prix FEMS (Fondation Sandoz) pour un texte littéraire illustré (travail en cours).
2024 Invité d’honneur du festival BDfil de Lausanne (15 au 28 avril 2024).
«Terra Animalia»
Fable de science-fiction, cet ouvrage sort en avant-première à BDfil et nous propulse sur une terre peuplée exclusivement d’animaux et de végétaux. Des humains s’y retrouvent et leur face-à-face avec le sauvage n’est pas de tout repos. Cet «Adam et Eve» revisité pose la question du réensauvagement, ouvrant un nouveau récit écologique. «Je n’ai envie de raconter que cela: notre lien au vivant, à la nature sauvage et à la beauté. Le reste ne m’intéresse pas.»
Terra Animalia, Patrick Mallet, Tom Tirabosco, La joie de lire, 2024.