Légiférons sur le port du voile
Les Etats européens légifèrent, l’un après l’autre, sur le port du voile. La Suisse pourrait-elle – devrait-elle – faire de même? La question a des aspects juridiques, mais aussi sociaux et moraux, pour ne pas dire philosophiques.
Sous l’angle du droit, une réponse nuancée s’impose, les principes applicables étant contradictoires. D’un côté se trouvent la liberté, la tolérance envers toutes les confessions et le respect des minorités. D’un autre côté, il y a la protection de la société contre des mœurs qui lui sont étrangères et la sauvegarde du droit des femmes contre l’oppression et les discriminations.
La jurisprudence est fragmentaire et parfois peu cohérente. La Cour européenne des droits de l’homme a déclaré admissible l’interdiction du foulard islamique pour une institutrice (à Genève), pour les élèves dans les universités (en Turquie) et dans les écoles (en France). Le Tribunal fédéral a jugé que la naturalisation ne pouvait pas être refusée à une musulmane au motif que, portant le voile, elle ne serait pas assez intégrée.
Autorités locales mieux placées pour juger
Cette décision est erronée: les autorités locales sont mieux placées que les juges de Lausanne pour évaluer l’intégration des étrangers; la Cour, où ne siégeait aucune femme, niait une évidence en affirmant que la prétendue obligation de porter le voile ne traduit pas la soumission de la femme à l’homme et n’entraîne aucune discrimination entre l’un et l’autre. Mais il y a plus grave: en reconnaissant que le port du voile reflète une conviction d’ordre spirituel et bénéficie de la liberté de conscience, la Cour a placé le problème sur un mauvais terrain.
Contrairement à une opinion répandue, le port du voile n’a que des rapports lointains avec la religion, si bien que la question ne doit pas être tranchée à la lumière de la liberté religieuse. Celle-ci ne protège pas n’importe quelle conviction. Lui rattacher une habitude vestimentaire relève même du sophisme. Certes, les juristes de culture chrétienne n’ont pas à interpréter le Coran. Mais aucun clergé ni aucun fidèle ne sauraient imposer une lecture de la Constitution. Cette dernière défend la liberté de conscience, mais non pas n’importe quel aspect de la vie humaine et sociale.
Un choix qui concerne la société
Et même les femmes qui disent porter librement le voile ne peuvent pas prétendre que ce choix, certes personnel, ressort uniquement de la religion et ne concerne pas la société.
En effet, loin d’être une notion subjective, la conscience se définit objectivement, à l’aide des conceptions dictées par la société civile. Depuis longtemps, le régime légal de la Suisse ne dépend plus de la volonté d’un clergé, quel qu’il soit.
Et même les femmes qui disent porter librement le voile ne peuvent pas prétendre que ce choix, certes personnel, ressort uniquement de la religion et ne concerne pas la société. On ne peut donc pas les comparer à la nonne catholique qui «prend le voile» précisément pour se couper du monde symboliquement, voire concrètement.
Si le port du voile n’est pas couvert par la liberté religieuse, cela ne veut pas dire qu’il ne bénéficie d’aucune protection. Tout individu jouit de la liberté personnelle, qui comprend le droit de choisir son apparence et son vêtement, dans les limites de l’ordre public, qui doivent être fixées de manière proportionnée et dans le respect de l’égalité. Or c’est ici que le législateur rencontre des difficultés.
Un traitement particulier?
Il est de plus en plus admis que, du moins sous certaines formes extrêmes, le voile islamique a quelque chose de choquant et, par suite, d’asocial. Mais son port a-t-il des aspects spécifiques qui justifieraient un traitement particulier? On entend souvent dire que, pour éviter toute disparité, il conviendrait de prohiber tous les signes extérieurs que portent les adeptes des diverses religions.
Mais cette affirmation n’est pas exacte. Son bien-fondé dépend du sens que l’on peut attribuer légitimement à chaque signe. La kippa juive ou la croix chrétienne ont un sens symbolique bien connu. Quant au voile islamique, qui est beaucoup moins discret, il obéit peut-être aux prescriptions d’un certain clergé mais fait aussi l’objet d’une controverse parmi les théologiens musulmans.
Conception de la personne en question
Le voile semble procéder surtout d’une conception de la personne que la société occidentale a abandonnée depuis plus d’un demi-millénaire. En Europe, les femmes ont porté le voile jusqu’à la fin du Moyen Age. Puis elles se sont affranchies de cette contrainte, qui repose sur une idée erronée de l’être humain, c’est-à-dire de femmes trop séductrices pour être exposées au regard de l’homme, lui-même incapable de maîtriser ses instincts.
On est loin de la religion. En revanche, on touche à un aspect important de la vie moderne en société, où les hommes et les femmes sont égaux et se doivent un respect mutuel. Au surplus, soustraire la femme au regard d’autrui dresse une barrière entre les sexes qui est difficilement acceptable dans un monde libre.
Les partisans de la tolérance cherchent à mettre le régime libéral en contradiction avec lui-même et croient le placer devant ce dilemme: soit accepter des comportements contraires à nos valeurs morales et sociales, au nom des droits fondamentaux, soit refuser aux minorités ces droits, au mépris justement de nos valeurs libérales.
Contradiction qu'apparente
Ces considérations militent pour une réglementation du port du voile islamique. Certes, les partisans de la tolérance cherchent à mettre le régime libéral en contradiction avec lui-même et croient le placer devant ce dilemme: soit accepter des comportements contraires à nos valeurs morales et sociales, au nom des droits fondamentaux, soit refuser aux minorités ces droits, au mépris justement de nos valeurs libérales.
Mais la contradiction n’est qu’apparente et le raisonnement relève ici aussi du sophisme car l’objection repose sur cette idée fausse que la liberté serait absolue. Or on sait, dans les sociétés où elle est garantie, que la liberté est toute relative et qu’elle rencontre des limites dans les droits d’autrui et dans les intérêts de la société.
Il est incontestable que la Suisse serait en droit de légiférer pour éviter les abus. En 2005 et en 2008, la Cour de Strasbourg, se plaçant, elle aussi à tort, sur le plan religieux, relevait cependant: dans une société démocratique où coexistent plusieurs religions, «il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Tel est notamment le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement…».
Opinion publique divisée
La religion islamique mérite le même respect – et jouit des mêmes droits – que les autres confessions. Mais là n’est pas la question. Dans la mesure où elles affectent la vie civile, les manifestations extérieures peuvent être réglementées, surtout lorsqu’elles n’ont qu’une relation subjective avec les convictions spirituelles.
Les circonstances actuelles font voir qu’il serait sans doute sage de préparer une législation adéquate, mesurée, différenciée selon les cas concrets et respectueuse des droits de chacun. Aux Etats-Unis, l’opinion publique se divise au sujet d’un centre islamique à construire aux abords d’un site sensible; le projet est sans doute légal, mais il manque à tel point de tact qu’il ressemble à une provocation peu propice à la paix entre les religions.
Dans notre pays, l’initiative sur l’interdiction des minarets posait une mauvaise question, mais la malheureuse votation d’octobre 2009 est un avertissement qu’il ne conviendrait pas d’oublier. Si les autorités élues restent inactives, on peut craindre une nouvelle demande populaire qui ne serait pas équilibrée.
INFOS
Article paru dans les pages Débats du Temps, le jeudi 30 septembre. Voir
sous www.letemps.ch/opinions