Votre prêtre est un hérétique? Lynchez-le sur le web!
William Bornhoft est catholique, et il admet qu'il s’effraie parfois devant certaines innovations liturgiques qu'il voit à la messe. Il a lui-même été plusieurs fois tenté d’écrire une lettre de doléance avec une photo de l’élément incriminé. Mais cet auteur de 24 ans, originaire du Minnesota, est également conscient des dérives de cette tentation, et il ne pensait pas être particulièrement scandaleux en écrivant un essai qui déplorait un certain penchant pour le «Liturgy shaming». Il appelle ainsi la démarche des croyants furieux qui utilisent les réseaux sociaux pour dénoncer et prendre pour cible des pasteurs ou des paroisses qui, à leurs yeux, ont fait quelque chose d’inacceptable.
L’accroche de sa chronique sur le site catholique Aleteia semblait être un cas d’école d’une foule digitale en action: une paroisse de Seattle avait posté sur Facebook une série de photos montrant la danse liturgique pendant la messe, comprenant des banderoles et d’autres fioritures modernes qui rendent les traditionalistes furax. En effet, un autre site catholique a partagé l'album avec l'intention de se moquer de la paroisse. Mais la critique a rapidement dégénéré en «accusation particulièrement méchante d’hérésie et de culte satanique», selon les mots de William Bornhoft, sans compter les attaques personnelles à l’encontre des danseurs.
La situation a empiré au point que la paroisse a dû supprimer sa page Facebook. Tout cela a incité le jeune écrivain à un peu d'introspection. «Quand nous ressentons l'envie d’écrire un commentaire méchant ou de poster une photo scandaleuse d'abus liturgique sur internet, nous devrions nous demander si c'est l'amour de l'Eglise qui guide nos cœurs, ou un sentiment de jugement autorisé», écrit-il dans son essai publié en février dernier, pendant la période pénitentielle du Carême. «Je suis prêt à parier que le plus souvent, l'orgueil influe sur la façon dont nous réagissons.»
Le «liturgy shaming», un devoir sacré
La réaction à sa remontrance a paru confirmer l’ardeur des passions suscitées par la question. Elle montre aussi le potentiel du nouveau média internet pour alimenter un débat sur un problème que le web lui-même a contribué à créer. «Êtes-vous sérieusement attristé que ces scélérats aient dû fermer leur page Facebook?», a déclaré l'un des nombreux commentateurs critiques. «S'ils ne savent pas qu'ils font faux, nous devons le leur dire pour qu'ils se repentent», a affirmé un autre. Un autre intervenant a encore écrit: «Le temps où les laïcs n’osaient rien faire est révolu. Si le clergé ne se corrige pas de lui-même, c’est à nous de forcer la situation.»
Dans un entretien téléphonique, William Bornhoft a maintenu ses propos, tout en affirmant qu'il comprenait le sentiment d'impuissance qui semble motiver les nombreux critiques de la liturgie: «Il y a beaucoup de liturgies problématiques aujourd'hui, et les gens n’ont pas confiance en la hiérarchie pour y remédier. Donc, ils considèrent que l’humiliation publique est un outil important et efficace dont nous ne disposions pas auparavant.»
En effet, les traditionalistes purs et durs - qui sont les principaux persécuteurs – affirment que les enjeux sont trop élevés et qu'ils n’ont donc pas le choix. Pour sûr, les vexations sur internet ne sont pas le monopole des conservateurs; ceux qui sont de sensibilité plus moderne utilisent souvent internet pour se moquer des traditionalistes, par exemple ceux qui portent des emblèmes particulièrement élaborés. Et les protestants peuvent certainement jeter le discrédit sur la musique, l'architecture ou les cultes d'une autre congrégation.
Mais pour de nombreux catholiques de la vieille école, les innovations liturgiques lancées par le Concile Vatican II dans les années 1960 sont la cause du déclin mesurable et du mal-être perçu dans le catholicisme actuel. En outre, étant donné que la messe constitue le centre du culte catholique et que l'Eucharistie en est le cœur sacré, tout ce qui va à l’encontre du caractère austère ou solennel de la liturgie équivaut à un sacrilège et justifie donc de sévères mesures.
Voilà pourquoi Joseph Shaw, qui est à la tête de la Latin Mass Society, a fait valoir dans sa réponse à William Bornhoft que le «liturgy shaming» est justifié, de même que ceux qui ont dénoncé les abus sexuels sur enfants commis par le clergé ont eu raison de faire ce qu'il fallait pour arrêter la violation du sacré. Dans un cas, il s’agit des enfants, dans l’autre, de la célébration de l'Eucharistie.
La comparaison se retrouve dans la terminologie. Un des nombreux groupes Facebook dédiés à la mise en cause de pratiques liturgiques est appelé «SLAP» (Survivants d'abus liturgique en paroisses), qui fait écho à la principale organisation de victimes d’abus commis par le clergé, le SNAP (Réseau des survivants d’abus par les prêtres).
Les succès et les échecs du «liturgy shaming»
Par-dessus tout, Joseph Shaw affirme que le «liturgy shaming» fonctionne en faisant pression sur les autorités ecclésiastiques, afin qu’elles prennent des mesures pour que les auteurs «ne se vantent plus de leur hérésie ou de leurs abus liturgiques». Ces campagnes virales peuvent parfois avoir l'effet escompté, comme ça été le cas pour la paroisse de Seattle que William Bornhoft a évoqué. Aussi, Noël dernier, un prêtre des Philippines a été suspendu de son ministère et forcé de s'excuser après qu’une vidéo, filmée par un paroissien et le montrant sur un hoverboard à la fin de la messe de minuit, est devenue virale.
Cependant, dans la réalité, la plupart des campagnes en ligne n’aboutissent nulle part et semblent principalement servir l’idée traditionaliste selon laquelle le catholicisme contemporain est l'Eglise du grand n’importe quoi. Par conséquent, on trouve de nombreux messages sur des événements réels ou supposés: par exemple, les «messes de clown» dans lequel le célébrant se déguise en clown, ou la procession eucharistique en Autriche où a été utilisée une énorme focaccia, soulevée avec une paire de pinces géantes, ou encore, les photos de l'archevêque de Palerme faisant du vélo dans sa cathédrale en habits ecclésiastiques avant une messe en l'honneur des athlètes. Les critiques étaient outrés que le pape François, qui n’est pas en odeur de sainteté dans leurs milieux, ait nommé un homme d’Eglise aussi irrespectueux. L'archidiocèse ne semble pas partager cet état d'esprit et a affiché les photos sur son site internet.
Il y a sans doute aussi quelques innovations liturgiques qui peuvent laisser perplexes même les plus ouvertes d'esprit - en particulier les vêtements inadaptés ou l’urne funéraire en forme de l'emblématique cafetière italienne qui était posée devant l'autel pendant les funérailles d’un descendant du clan Bialetti.
nformation et désinformation
Mais les plaintes peuvent également être exagérées ou, comme souvent sur internet, basées sur des informations inexactes. En 2002, alors qu’il venait d’être nommé archevêque de Milwaukee, le cardinal Timothy Dolan, maintenant à New York, a brièvement enfilé un grand chapeau en forme de fromage au début de son homélie. Il l'a gardé juste un moment, car c’était un jour de match important pour l’équipe de foot de Milwaukee, et Mgr. Dolan a simplement voulu montrer qu'il était un fan de l’équipe de sa ville.
Mais l'image a pris une tout autre dimension sur le web, et Timothy Dolan a été accusé par les critiques traditionalistes de célébrer l'Eucharistie avec un chapeau ridicule (ce qu'il n'a pas fait) au cours de ce qu’ils ont appelé une «Messe fromage». «Ce genre de légendes urbaines est le parfait exemple de ce que les anthropologues culturels appellent «l'effondrement de contexte», un phénomène qui est accentué par la surcharge d'informations générées par le web», déclare Daniella Zsupan-Jérôme, professeur de théologie pastorale au Notre Dame Seminary Graduate School of Theology à la Nouvelle Orléans.
«En raison de la communication facilitée, on a seulement accès à un petit fragment d’information, sans le contexte qui nous permettrait d'interpréter ce dont il s’agit vraiment», ajoute la titulaire d'une maîtrise en liturgie, qui écrit en outre sur l'église et la culture numérique. «En l’occurrence, c’est juste un homme d’Eglise avec un chapeau grotesque. Cet effondrement de contexte nous conduit souvent à des conclusions erronées ou à un conflit.»
Une pratique immorale et anti-chrétienne
On peut encore ajouter à cela les autres symptômes de l’addiction à internet: le frisson de faire partie d’une conversation et l’excitation d'obtenir une réponse «que ce soit un coup de pouce ou un commentaire de retour qui montre que quelqu'un se soucie de nos opinions, pour le meilleur ou pour le pire. Tout cela est gratifiant, cela donne un sens à nos actes», affirme Daniella Zsupan-Jérôme. Mais cela devient très problématique dans le contexte de l'Eglise, soit une communauté construite sur le principe «faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fassent».
Bien sûr, les plaintes concernant la liturgie ne datent pas d’hier. Daniella Zsupan-Jérôme note que la liturgie n’est pas seulement sacrée, les chrétiens y sont liés par l’intellect et par les tripes. Les désaccords seront donc toujours profonds et viscéraux. La différence est que maintenant ces désaccords peuvent prendre des proportions énormes, et que la tendance est de se liguer contre une cible. «Voilà pourquoi c’est une honte», réagit-elle. «Ce n’est pas le danseur liturgique dans cette vidéo qui est honteux. C’est le fait que nous, en tant que chrétiens et catholiques, nous communiquions les uns avec les autres d'une manière aussi laide et violente. Si notre témoignage au monde consiste en une moquerie au vitriol, alors nous discréditons nos efforts pour vivre authentiquement l’Evangile.»
Que peut-on faire? William Bornhoft affirme que, s’il comprend la frustration des «liturgy shamers», la pensée morale catholique insiste sur le fait que la fin ne justifie pas les moyens. Il ajoute que lorsque des débats théologiques légitimes se transforment en harcèlement, c’est un péché, et les fidèles catholiques devraient être bien placés pour le comprendre. «Si nous ne nous mettons pas tous d'accord sur le fait que ces méthodes sont mauvaises, alors elles ne vont jamais disparaître.» dit-il. «Nous devons donc d'abord convenir qu’elles sont fausses et même immorales.»