La noirceur de Dieu dans les spirituals

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La noirceur de Dieu dans les spirituals

9 janvier 2001
Leur swing fait chavirer les âmes les plus gauches point de vue rythme: les negro-spirituals ne cessent de séduire et pourtant ils sont mal connus
Grâce à une véritable somme sur la question, le journaliste catholique Bruno Chenu remédie à ce manque. Dans "Le grand livre des negro-spirituals", il propose une inscription de ces chants dans leur histoire et une analyse de leur manière d'entrevoir Dieu. A partir d'une étude serrée de plus de 400 negro-spirituals, la noirceur de Dieu transparaît. Plus surprenante que jamais.Selon des estimations courantes, entre le XVIIIe et la fin du XIXe siècle, les Noirs Américains auraient créé un patrimoine de près de 6000 negro-spirituals. Dans "Le grand livre des negro-spirituals", Bruno Chenu, journaliste catholique, en a retenu 400 pour cerner le visage de Dieu proposé par ces chants. Pour l'auteur,un spiritual comme "He Got The Whole World in His Hands" ("Il tient le monde dans ses mains")exprime de manière exemplaire la conviction que Dieu est créateur. Loin d'être originale, cette conviction chrétienne concorde avec une perception propre aux religions africaines. "Etre africain, c'est croire au Dieu créateur. De nombreux récits de création racontés par des ethnies de l'Afrique subsaharienne développent pareille perception."

§Le Dieu des BlancsOn pourrait se demander alors ce qui a poussé les populations noires déportées de leur Afrique natale à adopter le Dieu des Blancs. Pour Bruno Chenu,une des raisons de la conversion des populations noires réside dans le fait que les divinités africaines n'ont pas empêché la traite des esclaves. "Le Dieu des blancs est apparu comme le plus puissant. Marqué par un univers religieux où prime la recherche de la source de vie la plus forte,l'Africain-Américain s'est tout naturellement tourné vers le Dieu des Blancs."

Toutefois,le Dieu chrétien n'est pas resté le Dieu du propriétaire d'esclaves. Même si nombre de Blancs ont prêché aux Noirs la soumission au maître à partir des épîtres de l'apôtre Paul, très vite les esclaves se rendent compte que la Bible fourmille de récits de libération où des exclus retrouvent sens à la vie grâce à l'intervention de Dieu. Moïse, Josué, Daniel, autant de personnages bibliques chantés par les negro-spirituals, qui font cette expérience : "Avant d'être esclaves ou opprimés, ils sont des êtres humains, dignes et libres devant Dieu".

Pour Bruno Chenu, le fameux spiritual, "Oh Freedom" ("Oh liberté"), renvoie explicitement à cette expérience. "Avant d'être esclave ou avant d'être mort, proclame ce chant, le Noir est un être libre! Il connaît une liberté qui n'est certes ni de mouvement, ni économique, mais qui est une liberté fondamentale en Dieu, une liberté que personne ne peut ravir."

§"Il n'a jamais dit le moindre motDe la personne de Jésus, les negro-spirituals ne retiennent ni les enseignements, ni ses confrontations avec les autorités religieuses de son temps. Par contre les chants noirs ne se lassent pas de contempler Jésus crucifié. C'est là que réside le cœur de la foi chrétienne. Certes le protestantisme des Blancs, principalement de sensibilité méthodiste ou baptiste, était déjà fortement marqué par ce face à face avec Jésus en croix. Mais, en plus, les esclaves noirs ont l'impression que Jésus partage leur destinée jusqu'au bout! Dans la vie et dans la mort de Jésus, ils découvrent une solidarité extraordinaire de Dieu avec les souffrants. Face aux violences dont ils sont victimes, ils trouvent en Jésus quelqu'un auquel s'identifier. Comme lui, ils ne vont pas dire un mot au moment des accès de colère du maître… Jésus n'a-t-il pas fait silence devant la croix, les clous, la lance, comme le rappelle le negro-spiritual "He Nevuh Said a Mumbalin' Word" ("Il n'a jamais dit le moindre mot…").

"Etiez-vous là quand ils ont crucifié mon Seigneur?"

La fascination pour l'arrestation et la mise à mort de Jésus pousse à une évocation quasi picturale des derniers instants de Jésus. Nombre de negro-spirituals propulsent ainsi le chanteur ou l'assemblée qui l'écoute dans la Jérusalem des années 30. Jésus est là sous nos yeux. On le voit transportant sa croix. On ne peut s'empêcher de trembler devant l'atrocité du supplice. C'est littéralement ce qu'évoque le fameux "Where You There When They Crucified My Lord?" ("Etiez-vous là quand ils ont crucifié mon Seigneur?"). "La souffrance qui se dégage de la croix de Jésus n'est pas n'importe quelle souffrance. C'est celle de l'innocent bafoué, celle de l'abandon et de l'apparent échec, celle de l'amour offert et refusé…" Autant de réalités que l'esclave vit et expérimente de manière concrète dans sa vie quotidienne.

Même si la résurrection n'occupe pas l'essentiel des thèmes des negro-spirituals, elle est le point culminant de la solidarité de Dieu avec l'innocent injustement condamné. Elle est aussi le symbole de la libération ultime: "L'ange a roulé la pierre ("The Angel Roll The Stone Away"). Et le peuple noir acquiert ainsi la certitude qu'il ne demeurera pas éternellement dans le tombeau de l'esclavage.

"Lorsque l'on parle de l'Esprit dans les negro-spirituals, on ne sait jamais s'il faut mettre une majuscule à Esprit". Pour Bruno Chenu, l'Esprit dans l'Eglise noire apparaît avant tout comme une énergie qui met en contact avec Dieu. Cette énergie incite à un vécu de la foi qui passe par le corps et qui promeut l'exultation, la danse, l'extase. Comme plusieurs autres, le spiritual "Kumbaya, My Lord, Kumbaya" ("Viens, Seigneur, viens") rend compte de cette attente qui habite les esclaves. Ils veulent voir l'Esprit de Dieu prendre possession des individus, un peu à la manière des prophètes de l'Ancien Testament.

§Christianisme jubilatoireSi les esclaves se sont convertis à la religion de leur maître, c'est aussi parce que cette manière de vivre la foi les attirait. "Les déportés africains américains ont rencontré dans certaines formes de protestantisme un christianisme festif et jubilatoire, qui permettait l'implication de tout l'être humain dans le vécu de la foi." Ce type de christianisme leur est parvenu au travers des grands réveils religieux qui ont marqué l'histoire des Etats-Unis. Que ce soit celui de 1740 ou celui de 1800.

"Dans les negro-spirituals, ce qui m'émerveille toujours, c'est la qualité d'humanité et de foi qui y transpire. Les plus pauvres, les plus opprimés, explique Bruno Chenu, témoignent du meilleur de la condition humaine parce qu'ils arrivent à rester debout alors qu'ils sont écrasés et opprimés". De nombreux Africains-Américains, des musiciens, des écrivains, des sportifsclament depuis des années: "Sans notre Eglise, nous aurions cessé d'être un peuple!" Les negro-spirituals ont joué un rôle fondamental dans la constitution de cette entité sociale et de la culture qu'elle véhicule. Ils ouvrent à une résistance habitée par une espérance qui peut chanter: "Enfin libre, enfin libre! Merci, Dieu tout-puissant, je suis enfin libre" ("Free at last").



§Bruno Chenu, "Le grand livre des Negro Spirituals", Bayard, 430 p., avec un CD des plus célèbres negro-spirituals.