Leïla Tauil: «embrasser la complexité de la pensée islamique»
Leïla Tauil naît et grandit à Bruxelles à la fin des années 70. Ses parents sont issus de l’immigration marocaine, «liée aux accords bilatéraux entre la Belgique, le Maroc et la Turquie en 1964», souligne-t-elle. Lorsqu’elle repense à sa jeunesse et à la dynamique d’intégration de ces populations, Leïla Tauil évoque un «bon vivre-ensemble.»
Et puis, dans la décennie 1990-2000, quelque chose change. «On a vu à Bruxelles un phénomène de réislamisation (voir citation), qui s’inscrivait dans une dynamique transnationale.» Concrètement, la jeune femme alors âgée d’une vingtaine d’années, qui a grandi dans une famille de culture musulmane et ouverte, observe autour d’elle «un voilement généralisé dans certains quartiers. (…) Des interdits religieux ou vestimentaires nouveaux, transmis par des acteurs fréristes et salafistes, et non par l’islam transmis des parents.»
Leïla Tauil s’interroge. Pour comprendre, elle entame d’abord une licence en sciences de la famille et de la sexualité qui lui permet d’aborder, entre autres, la question des femmes et de la famille dans une approche pluridisciplinaire et un master en islamologie. Elle découvre ainsi le champ universitaire, qu’elle ne quittera plus. Elle y trouvera la liberté de pousser ses interrogations toujours plus loin. «Mon rapport à la vie est ‹questionnant›. Je suis toujours dans le doute… mais aussi dans la joie d’apprendre constamment», explique-t-elle. Mars 2000. Le Maroc est secoué par un débat de société entre des féministes qui réclament des réformes égalitaires du Code de la famille (suppression de l’autorité maritale, de la polygamie, etc.) et des islamistes qui pour la première fois descendent dans la rue pour s’y opposer. Leïla Tauil découvre au Maroc «un mouvement féministe puissant», et en fait le sujet de son mémoire de licence. «A ma grande surprise, j’ai réalisé qu’il existe un féminisme historique, ancré dans la société depuis des décennies, occulté notamment par le monde académique, et qui est un mouvement important de démocratisation.»
En découlera naturellement une interrogation sur la notion de char’îa. «Je voulais avoir une connaissance critique de ce concept. Je ne comprenais pas que des féministes mobilisent la notion de char’îa dans une perspective égalitaire, et des islamistes dans une perspective patriarcale.» Suivra donc un diplôme d’études approfondies sur les débats préalables à l’élaboration historique du droit musulman (la char’îa) entre le VIIIe et le IXe siècle.
Son cheminement intellectuel croise alors celui de Mohamed Arkoun (1928- 2010), philosophe, historien et islamologue de renom. Une rencontre riche et décisive. «Avec lui, j’ai découvert l’historicité des constructions dogmatiques, les controverses fécondes entre rationalistes et traditionalistes qui ont précédé l’établissement de l’orthodoxie musulmane (…) l’enjeu actuel de l’introduction des sciences humaines dans l’étude du fait et de la pensée islamiques», explique la chercheuse au débit rapide, et qui cite systématiquement les nombreux auteurs auxquels elle se réfère.
S’ensuit sa thèse sur la place des femmes dans les discours de réislamisation à Bruxelles. «J’étais inquiète de cette idéologie montante. Dans les pays arabes, on sentait poindre l’idée de l’instauration d’un Etat islamique avec ‹la charî’a› comme source principale. Je savais que les femmes en seraient les premières victimes», assure Leïla Tauil. La suite lui donne terriblement raison.
En 2014, Leïla Tauil rejoint l’Université de Genève. Elle y poursuit ses recherches interdisciplinaires sur notamment les féminismes arabes et l’histoire passée et présente de la pensée islamique. «A l’heure de la montée des politiques identitaires, des idéologies totalitaires religieuses et nationalistes et des inquiétantes régressions en termes des droits des femmes, le monde universitaire a une responsabilité politique et devrait fournir des savoirs accessibles, relatifs à toutes les pensées philosophiques, religieuses et à l’égalité des genres, sous forme d’outils pédagogiques prioritairement destinés aux écoles. L’esprit critique est une condition nécessaire, me semble-t-il, au mieux-vivre ensemble.»
Bio express
2018 Féminismes arabes: un siècle de combat (Ed. L’Harmattan, Paris).
2018-2019 Chercheuse résidente à l’institut d’études avancées d’Aix-Marseille, sur la violence en islam à partir de l’œuvre de Mohamed Arkoun.
2014 Chargée de cours à l’Unige.
2011 Les Féministes de l’islam (Ed. Pensées féministes, Bruxelles).
2011 Doctorat en philosophie et lettres, Etudes sur les discours islamiques fondamentalistes relatifs aux femmes.
Citation
«La réislamisation, comme l’islamisme, est un mouvement idéologique qui revendique une ‹identité islamique› à partir d’une pratique religieuse orthodoxe. Il conduit à une réduction du champ intellectuel de la pensée islamique à un dogmatisme ritualiste, en rupture avec l’islam médiéval, très riche en débats féconds entre rationalistes, théologiens, philosophes, soufies, etc., et en rupture avec le mouvement de la Nahda, ou renaissance, qui entre le XIXe et le milieu du XXe siècle, avait le souci d’allier l’islam à la modernité.»