Formation des imams: Genève et Fribourg en rupture
«On n’a jamais prétendu répondre aux besoins des imams». Pourtant, c’est bien à eux que s’adresse la formation en français et instruction civique suisse qu’il a mise sur pied avec son équipe. François Dermange, professeur d’éthique à l’Université de Genève (UNIGE), tient à être clair: le cursus proposé par son institution dès septembre 2017 n’a en rien été dicté par les responsables de communautés musulmanes.
Français et laïcité au menu
Pourtant, ce sont elles qui ont approché le Bureau de l’intégration pour recevoir de l’aide, lequel a contacté l’université pour organiser des cours. Selon certaines sources, il s’agissait à la base d’avoir du soutien pour lutter contre la discrimination. François Dermange affirme, lui, que les demandes allaient dans le sens d’une meilleure intégration des imams. «La plupart des communautés musulmanes sont mal outillées. Certains imams n’ont pas les compétences culturelles, politiques et linguistiques suffisantes. Des notions comme la laïcité, difficiles à comprendre pour certains musulmans, doivent être transmises», affirme-t-il. Et de relever que si moins d’une douzaine de participants suivront les cours d’instruction civique au printemps, c’est que la plupart des six personnes qui ont pris des cours de français à l’automne n’ont pas atteint le niveau intermédiaire de français requis. «Pourtant, ils ont énormément travaillé. C’est dire si cette formation était nécessaire», relève François Dermange.
La manière dont la consultation préalable à ce cursus a été organisée peut sembler légère. Quelques mois avant le lancement, une journée de discussion a réuni une quinzaine de participants — des représentants de l’administration genevoise et des universitaires, notamment musulmans et venus de l’étranger —, deux représentants d’associations à l’origine de la demande… mais pas un seul imam travaillant à temps plein en Suisse. «Nous ne sommes pas partis de rien. Une équipe de chercheurs de l’UNIGE travaille de longue date sur ces questions, et nous nous sommes appuyés sur plusieurs publications du Fonds national suisse. Et si nous n’avons associé que les communautés musulmanes qui nous avaient sollicités, c’est que nous ne voulions pas faire comme Fribourg. Nous voulions garder les mains libres. Ce n’est pas à des participants hors université de décider des contenus de formation. C’est une question de liberté académique!», rétorque François Dermange.
Le risque du paternalisme
Une manière de procéder qui n’est pas forcément appréciée des principaux intéressés. Même si une journée de discussion a ensuite été organisée avec un public un peu plus large, «on ne devrait pas nous imposer la manière dont on forme nos imams. Nous sommes favorables à la mise en place de cursus, mais ils devraient résulter d’un partenariat», relève Pascal Gemperli, président de l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), qui a appris l’existence de cette formation par voie de presse.
Genève ne veut pas faire «comme Fribourg»? L’inverse est tout aussi vrai. «On ne peut pas couper l’université de la société! Quand on organise un cursus, il y a toujours plusieurs parties prenantes dont il faut tenir compte tout en préservant la liberté académique», estime Hansjoerg Schmidt, directeur du Centre suisse islam et société. Et de citer la Faculté de médecine qui convie les hôpitaux à s’exprimer sur la formation des médecins. «Mettre les destinataires à l’écart, c’est risquer de les considérer avec paternalisme alors qu’ils sont autonomes et adultes. Les intégrer à la conception du cours qui leur est adressé est un principe pédagogique fondamental pour nous», assène-t-il. Il faut dire que le dialogue et la négociation sont dans l’ADN même du Centre suisse islam et société, mis sur pied en 2015 après des discussions avec la Confédération et les communautés. Son comité consultatif est d’ailleurs composé tant de représentants musulmans que d’experts universitaires et de responsables de l’administration.
Un contexte à prendre en compte
Cette proximité revendiquée a été la clé de voûte des 26 ateliers que le Centre suisse islam et société vient de mener à l’adresse de 477 responsables d’associations musulmanes de toute la Suisse, de mars 2016 à janvier 2018. Cinq thèmes ont été abordés: la communication, le rôle des associations dans l’espace public, l’accompagnement religieux dans les institutions publiques, les animations jeunesse, la prévention de la radicalisation et la relation au corps et à la sexualité. «Pour déterminer le contenu, nous avons mené un an d’enquête. Nous avons notamment réalisé une cinquantaine d’entretiens qualitatifs», explique Hansjoerg Schmidt. Ils ont été menés avec des responsables musulmans, mais aussi divers acteurs de l’administration suisse. «Il faut prendre en compte le contexte. Le cadre juridique et politique ainsi que les besoins de la société suisse influencent profondément la structure de nos formations et la réflexion des musulmans sur leur rôle en Suisse. On ne peut pas occulter cette dimension si l’on veut être crédible et construire un dialogue véritable», estime le directeur du Centre suisse islam et société.
Au bout du Léman, on ne partage pas cette vision inclusive. «Nous voulions construire une formation centrée sur ce que les imams doivent savoir pour travailler en Suisse, et nous adresser à l’ensemble des musulmans. Il n’était donc pas question de prendre en compte les spécificités de telle ou telle communauté», affirme François Dermange. Une décision regrettée par Bashkim Iseni, expert des communautés balkaniques dont sont issus environ 80% des musulmans vivant en Suisse.
Le silence des imams
La formation des imams étant un sujet épineux, mieux vaut savoir gérer sa communication. Là encore, Genève et Fribourg ont pris des options radicalement différentes. Du côté de Fribourg, on souligne que la virulence des attaques politiques à l’égard du Centre suisse islam et société imposent une transparence totale quant aux cours et activités qu’il propose. Ainsi, le contenu et le déroulé des 26 ateliers proposés aux responsables de communautés musulmanes figurent clairement sur le site et les conclusions feront l’objet d’une publication ce printemps. À Genève au contraire, la formation des imams est introuvable sur le site de l’Université et il a été impossible d’interviewer l’un ou l’autre des participants. «Je n’ai pas le droit de vous parler», a glissé l’un d’eux au téléphone après une courte discussion dans un bon français, avant de m’adresser à Elisa Banfi, coordinatrice de la formation. Laquelle réfute, tout comme François Dermange, avoir jamais interdit aux imams de s’exprimer. «Nous avons reçu 200 demandes de journalistes. Il fallait protéger les participants qui ne voulaient pas s’exposer, qui avaient le droit de travailler tranquillement et dont le niveau de français était trop mauvais pour répondre à de telles interviews», affirme Elisa Banfi. Une version confirmée par un responsable d’association. «De toute manière, la presse est quasi toujours négative quand elle parle d’islam», affirme cet homme qui tient à rester anonyme.
La reconnaissance pour horizon
On l’a compris, la collaboration entre Genève et Fribourg sur l’islam, ce n’est pas pour demain. Reste que le thème dont s’emparent si différemment les deux universités préoccupe les musulmans qui sont engagés dans leur foi en Suisse. Car la majorité des personnes qui se rattachent à cette religion sont nées en Suisse ou y vivent depuis de très nombreuses années, alors que souvent, les imams qui les guident sont nés ou ont été formés à l’étranger. Un décalage que souhaite abolir Yassine Dhif, commandant de compagnie à l’Armée suisse, pharmacien et musulman pratiquant. Porte-parole de l’association Frislam qui aide les jeunes musulmans à concilier pleinement leur foi et leur engagement citoyen, il aspire à ce que les imams de demain soient «formés ici de A à Z, parce que nous sommes Suisses, tout simplement». Un vœu qui pourrait rester pieux encore longtemps au vu de la difficulté à établir un cursus commun à 26 cantons, 4 langues, deux courants de l’islam et 4 écoles de droit sunnite…
Pour les musulmans interrogés dans le cadre de cette enquête, la solution tient en un mot: la reconnaissance. «L’avenir de l’islam en Suisse, c’est de former les imams pour consolider la communauté afin qu’elle obtienne un statut officiel», souligne Pascal Gemperli de l’UVAM. Un chemin que n’ont pas fini de parcourir les quelque 500'000 musulmans qui vivent en Suisse.