Le Nigéria se dirige-t-il vers un génocide chrétien?
Fin janvier, le Nigérian Gidéon Para-Mallam, pasteur dans l’Evangelical church winning all, une des plus grandes Églises du Nigéria, a été invité à Davos pour donner une conférence sur la persécution des chrétiens, en marge du World Economic Forum (WEF). Rencontre avec ce militant pour la paix, la justice sociale et le dialogue religieux au Nigéria.
Que se passe-t-il actuellement pour les chrétiens au Nigéria?
C’est une période très difficile pour les chrétiens, notamment au Nord et au centre du pays. Les églises sont fréquemment attaquées. Les villages chrétiens sont détruits. De multiples attaques et kidnappings ont lieu. Et ce sont les femmes qui en sont les premières victimes. Elles sont violées et celles qui sont enlevées deviennent des objets sexuels.
Qui perpétue ces attaques?
Ces attaques résultent de l’expansion de l’islamiste fondamental de Boko Haram et de la radicalisation des Fulanis (un peuple de bergers nomades, majoritairement musulmans, établis dans toute l’Afrique de l’Ouest, au-delà de la bande sahélo-saharienne, également appelés les Peuls, ndlr.). Des musulmans sont également affectés, mais nous ne devons pas nier le fait que Boko Haram veut éradiquer les chrétiens.
Peut-on parler d’une coalition entre Boko Haram, les Fulanis et le gouvernement, comme l’affirme le philosophe Bernard-Henry Lévi?
C’est très compliqué. Premièrement, lorsque le gouvernement a essayé de stopper Boko Haram il y a plusieurs années, les Fulanis ont augmenté leurs attaques dans la partie nord qui est traditionnellement musulmane et au centre majoritairement chrétien. Maintenant, certains Fulanis font exactement la même chose que Boko Haram, cela laisse penser qu’il y a des connexions. Quant au gouvernement, il n’y a pas de preuves formelles qu’il soutient ces deux groupes, mais il est clair qu’il y a une inaction. Le gouvernement laisse faire les choses. Les meurtres continuent. A-t-il besoin d’aide, d’une aide internationale? C’est important que le gouvernement soit honnête parce que des citoyens meurent, et la plupart de ces citoyens sont chrétiens.
Certains médias s’inquiètent d’une situation pré-génocidaire, est-ce également votre opinion?
Certaines personnes un peu extrêmes parlent déjà de génocide. Les attaques frontales et structurées deviennent, en effet, systématiques. Et quand il y a ce genre d’attaques prolongées, les communautés sont anéanties. Pour moi, c’est une situation de pré-génocide. C’est pour ça qu’on recherche de l’aide parce qu’on ne veut pas en arriver au génocide.
La situation actuelle a-t-elle un lien avec la guerre civile du Biafra qui a notamment opposé des chrétiens et des musulmans, entre 1967 et 1970?
Je ne pense pas directement. La brutalité des crimes est similaire, mais les raisons politiques ne sont pas les mêmes. En 1966 et 1967, beaucoup d’Igbos (une des ethnies du Nigéria, ndlr.) qui ont été tués étaient chrétiens. La plupart des autres chrétiens ne s’y sont pas opposés. Et je pense que le gouvernement n’en a pas fait assez pour arrêter ce massacre. Or, c’était un conflit principalement ethnique à cette époque. Aujourd’hui, il y a des facteurs religieux, économiques, politiques, des enjeux de pouvoir et également des facteurs ethniques.
En tant que médiateur pour la paix, que faites-vous aujourd’hui pour améliorer la situation?
J’encourage les chrétiens et les musulmans à travailler ensemble pour une coexistence plus pacifique. Je collabore avec des imams. Dans plusieurs endroits, nous avons vraiment réussi à créer une réelle coopération. En juillet 2017, nous avons mis en place un des plus grands rassemblements pour la paix que le pays ait connu, et les attaques dans le sud de l’État de Kaduna ont beaucoup diminué. Malheureusement, depuis janvier, les attaques contre les villages chrétiens augmentent drastiquement.
Le 24 janvier dernier, vous étiez à Davos, invité en marge du WEF pour parler de la persécution des chrétiens. En quoi était-ce important d’en parler, ici, en Suisse?
Je suis venu à Davos pour parler de la persécution des chrétiens, mais aussi pour affirmer que le Nigéria constitue une bonne opportunité d’investissement. Ce pays a une population de presque 200 millions et de nombreuses ressources. L’investissement créerait des importunités d’emploi. Actuellement, ce sont surtout des jeunes qui sont utilisés pour perpétuer les attaques. S’ils avaient du travail, les attaques diminueraient et la sécurité reviendrait. Travaillons ensemble pour promouvoir la paix et les affaires seront florissantes.
Divergences d’opinions
Début décembre, le philosophe Bernard-Henri Lévy a publié dans «Paris Match» une grande enquête dans laquelle il dénonce une situation de pré-génocide des chrétiens au Nigéria. Une position largement reprise par les médias chrétiens, mais qui a fait réagir plusieurs chercheurs et spécialistes du Nigéria. Ils pointent une déformation de la réalité. Pour son enquête, Bernard-Henri Lévy s’est rendu au Nigéria où il a surtout rencontré des chrétiens. Son article est un récit de ce qu’il a constaté sur place. Le philosophe parle de «nettoyage ethnique et religieux méthodique». Il affirme que «c’est une vraie guerre que mènent les Fulanis», qu’il y a «un Boko Haram délocalisé, villagisé, démultiplié». Il assure également que «l’armée est complice des Fulanis» et que «l’administration tout entière est noyautée par les Fulanis».
Pour Célia Lebur, journaliste de l’Agence France Presse en poste à Lagos au Nigéria et interviewée par «tv5monde», il est faux d’y voir une confrontation entre chrétiens et musulmans: c’est plutôt un conflit entre bergers et fermiers, entre les éleveurs peuls et les agriculteurs chrétiens. «Il s’agit d’un conflit extrêmement complexe, un conflit à couches multiples. Il est lié à des données climatiques et géographiques, les sécheresses de plus en plus longues obligeant les éleveurs du Nord à descendre plus au Sud et à y rester plus longtemps. Il y a également l’explosion démographique. […]. Cela accentue la compétition pour l’accès aux ressources et aux terres. Par conséquent, la rivalité s’est accentuée entre des groupes qui n’ont pas les mêmes modes de vie». Dans un rapport de 2018, Amnesty International pointait déjà ce conflit entre éleveurs et agriculteurs, signalant plus de 3600 morts entre 2016 et 2018.
Chercheur au laboratoire «Les Afriques dans le monde» au CNRS-Sciences Po Bordeaux, Vincent Foucher critique virulemment les affirmations de Bernard-Henri Lévy. Interviewé par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), il relève que «l’intervention de M. Lévy a suscité l’indignation de tous les chercheurs et les journalistes qui connaissent un peu le dossier». D’ailleurs, avec plusieurs collègues, il a publié une tribune dans «Le Monde» critiquant l’enquête du philosophe. Pour Vincent Foucher, «la situation n’est pas pré-génocidaire». Il pointe «des violences locales répétées et meurtrières qui opposent généralement des éleveurs peuls et des agriculteurs d’autres communautés», mais «ces violences sont locales et non pas coordonnées à grande échelle». De plus, il affirme que «le président Buhari est peul et musulman, mais qu’il ne saurait être qualifié d’islamiste et encore moins de génocidaire». Il ajoute également «qu’aucune preuve solide» n’a permis d’affirmer une connexion entre Boko Haram et les Peuls. «Je ne sais pas pourquoi M. Lévy est allé se mêler de cette affaire, s’il est conscient ou non d’avoir été utilisé au service d’une cause douteuse. En tout cas, sa prise de position, loin d’aider à régler le problème, peut l’aggraver, faciliter sa transformation en un affrontement à plus grande échelle», déplore Vincent Foucher.
Le Nigéria en bref
Le Nigéria est un pays d’Afrique de l’Ouest, situé au bord du golfe de Guinée, et entouré par le Bénin, le Niger, le Tchad et le Cameroun. Avec une population de près de 200 millions d’habitants, c’est le pays le plus peuplé d’Afrique. Environ 50% des habitants sont musulmans et 40% chrétiens, principalement protestants. Depuis son indépendance en 1960, ce pays qui était une colonie britannique a connu une vie politique mouvementée. Il a été confronté à une tentative de sécession d’un état situé dans la partie sud-est du pays, l’ancienne république du Biafra, engendrant une guerre civile entre 1967 et 1970. Les tensions intercommunautaires n’ont jamais vraiment cessé. Et depuis 2009, la montée en puissance du groupe islamiste Boko Haram fait des ravages dans la partie nord-est du pays et tend à s’étendre.