Le pouvoir de la religion sur la scène internationale
Les institutions internationales ont progressivement pris conscience du rôle essentiel que jouent les acteurs religieux dans les affaires de l’État. À l’initiative de la Faculté de théologie de Genève, la professeure Azza Karam était invitée à se prononcer sur le sujet les 9 et 10 juin derniers lors d’un colloque international sur L’engagement des religions dans les affaires globales. Pour la secrétaire générale de Religions for peace et membre du Bureau de Conseil pour le Multilatéralisme auprès du Secrétaire Général des Nations Unies, la consultation du monde religieux est incontournable.
Les Nations unies s'engagent dans le dialogue et la coopération auprès des chefs religieux du monde entier, incitant les gouvernements à faire de même. En quoi la religion peut-elle avoir une influence positive sur la société civile?
Azza Karam: Les religions font partie de la société civile. Les gouvernements doivent donc les inclure dans la consultation avec cette dernière. Malheureusement, lorsque la consultation a lieu, elle n’inclut souvent que la part laïque de la société. D’où l’importance de soutenir ou de créer des structures interreligieuses. Il est impossible d’ignorer complètement l’influence de la religion sur la société. Le mouvement pour les droits civiques aux États-Unis n'aurait jamais eu lieu si les leaders religieux n'avaient pas collaboré avec les laïcs.
Quelle valeur ajoutée l’implication de la religion dans les affaires d’État offre-t-elle aux gouvernements?
A. K: Dans le monde, 80% des personnes sont affiliées ou revendiquent une appartenance religieuse. De plus, les institutions religieuses fournissent 30% de services de base dans l'éducation, la santé, l’hygiène et la nutrition. Elles ne se résument donc pas seulement à un lieu de culte, mais représentent aussi un fournisseur de services sociaux. En tant que gouvernement, comment ne pas tenir compte de ceux qui sont proches des croyances des gens et donc de leurs comportements? Ignorer la religion revient à refuser de travailler avec l'influence la plus puissante de notre monde.
La religion fixe encore les règles dans de nombreuses régions du monde et celles-ci ne sont pas toutes conformes aux droits humains. Pourquoi persévérer malgré tout dans le dialogue avec les chefs religieux?
A. K : Nous nous engageons auprès des dignitaires qui représentent légitimement les institutions religieuses et qui ont aussi la réputation, mais également la volonté, de travailler activement pour soutenir les droits humains. En d’autres termes, nous travaillons avec les défenseurs de ces droits.
Le conflit en Ukraine nous montre que les chefs religieux peuvent aussi avoir un impact négatif...
A. K : C'est exactement la raison pour laquelle nous devons travailler avec les communautés religieuses et les chefs religieux, car ils ont un impact énorme! Alors que nous faisons face à une alliance entre le religieux et le politique, s’agissant de la guerre en Ukraine, il se produit une rupture à l'intérieur même de l'Église orthodoxe: certains ne veulent pas faire partie de cette alliance. Imaginez si tous les leaders religieux du monde s’unissaient pour la dénoncer...
Suivent-ils ce chemin?
A. K : Ironiquement, les deux institutions religieuses les plus puissantes du monde empêchent une réponse interreligieuse d'avoir lieu: le Conseil œcuménique des Églises et le Vatican ne veulent pas voir les gouvernements impliqués dans «une affaire interne au monde des Églises». Selon un représentant du Saint-Siège à l’ONU, un engagement religieux autour de l’Ukraine ou de la Russie devrait passer par le pape.
Certains diplomates américains notamment arguent que la religion et les institutions religieuses n'ont rien à voir avec cette guerre et n'y jouent aucun rôle.
A. K : C'est une perspective très ignorante et arrogante. Cela suppose que les croyances des gens n’ont aucune influence sur la vie quotidienne. Ce qu’on croyait être réservé à l’Iran ou l’Arabie Saoudite se produit maintenant en Europe. On réalise aujourd’hui l’influence qu’un chef religieux peut avoir sur un pays.
Quel regard portez-vous sur le rôle du patriarche Kirill de Moscou dans le conflit actuel?
A. K : Le patriarche Kirill s’est prononcé publiquement en faveur du président Poutine. Dès lors, nous comprenons la nécessité pour les chefs religieux représentant des milliers de membres de se positionner publiquement pour la paix. En Inde, le président détourne le regard des actions menées par les suprémacistes hindous. Ces exemples montrent à quel point la collusion entre le religieux et le politique peut aujourd’hui faire des dégâts auprès de la population. Elle pourrait donc tout autant, à l’inverse, promouvoir la paix.
À l'échelle des individus, nos sociétés sont aujourd'hui très polarisées. Quels rôles peuvent jouer les religions dans la paix sociale?
A. K. : Nous avons tendance à nous concentrer sur les aspects négatifs. Or, les religions ont toujours travaillé à la cohésion sociale. On peut les considérer comme le service social le plus ancien de l’histoire. Lors de crises, elles sont toujours en première ligne. En outre, la plupart des gouvernements, y compris dans les pays occidentaux, ne peuvent faire face à tous les besoins de la population. Les ONG et les institutions religieuses interviennent alors pour combler le manque, au risque qu’elles n’en deviennent arrogantes, car elles fournissent un service nécessaire. C’est la raison pour laquelle nous insistons tant sur la collaboration entre les gouvernements et les acteurs religieux. La cohésion sociale ne se produira pas si nous n’impliquons pas de la même manière les gouvernements et le monde religieux.
Religion for peace en bref
Religions for Peace est une conférence mondiale de représentants des religions dédiée à la promotion de la paix. Fondée en 1970, elle siège à New York avec des antennes régionales en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique et aux Amériques. Elle jouit d'un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations unies (ECOSOC), de l'UNESCO et de l'UNICEF.