Baptêmes dans le lac interdits à Genève: est-ce légal?
L’Eglise évangélique de Cologny porte l’affaire des baptêmes interdits dans le lac au Tribunal fédéral. C’est ce qu’a annoncé, mardi 7 février, le Réseau évangélique suisse (RES) par voie de communiqué. Cette décision intervient après que la Chambre administrative de la Cour de Justice du Canton de Genève a rejeté un premier recours, le 20 décembre, jugeant «la restriction imposée comme juridiquement admissible».
Rappel des faits. Le 27 juin 2022, le Département genevois de la sécurité, de la population et de la santé a refusé la demande d’autorisation, déposée par l’Eglise évangélique de Cologny, pour la célébration d’un baptême sur la plage de Collonge-Bellerive, devant avoir lieu le dimanche 3 juillet, en début de matinée.
La Loi cantonale sur la laïcité de 2018 (LLE) stipule en effet que si «les manifestations religieuses cultuelles se déroulent sur le domaine privé» (art.6, al.1), celles-ci peuvent néanmoins «à titre exceptionnel (…) être autorisées sur le domaine public» (art.6, al.2). Une telle demande est alors soumise à l’examen l’autorité compétente, qui doit tenir compte «des risques que la manifestation peut faire courir, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre public, ou à la protection des droits et libertés d’autrui» (art.6, al.4).
Le Département a cependant jugé la demande comme irrecevable, le règlement d’application de la LLE stipulant que «seules les organisations religieuses admises à avoir des relations avec l’Etat» pouvaient formuler de telles demandes. Il refuse donc de délivrer une autorisation pour cet événement et interdit «tout rassemblement qui se formerait à cette fin».
Une reconnaissance non désirée
Le 28 juin 2022, l’Eglise évangélique de Cologny dépose un recours contre cette décision à la chambre administrative de la Cour de justice. Celui-ci est rejeté le 20 décembre 2022, «au motif que le requérant avait refusé de signer et de s’engager à respecter la déclaration d’engagement», prévue dans le règlement d’application de la LLE (art.4) et qui «fixe les exigences en matière de respect des droits fondamentaux et de l’ordre juridique suisse par les organisations religieuses souhaitant entretenir une relation avec l’Etat». Parmi celles-ci, le devoir de respecter la paix religieuse et d’accepter la diversité des approches religieuses, reconnaître le droit de quitter un système de croyance, rejeter toute discrimination (en raison de l’origine, du sexe, de l’orientation sexuelle) ou encore accepter la primauté de l’ordre juridique suisse.
Le pasteur Jean-René Moret, responsable de l’Eglise évangélique de Cologny reconnaît que son Eglise n’a pas souhaité entamer de telles démarches d’enregistrement. «Notre famille d’Eglises est très attachée à la séparation entre l’Eglise et l’Etat, et ce depuis 1817, soit presque un siècle avant la séparation officielle à Genève en 1907», formule-t-il. «De fait, nous sommes très réservés face à cette demande de reconnaissance qui ne dit pas son nom, et qui replace l’Etat dans une situation où c’est à lui de décider qui a le droit de faire valoir son droit à la liberté religieuse.» Il invoque dès lors une «décision discrétionnaire»: «Le règlement d’application précise qu’il n’y a pas de droit à cette reconnaissance, et qu’une communauté qui se verrait refuser son enregistrement ne pourrait pas faire appel», ajoute-t-il.
Le Réseau évangélique genevois (REG) serait, pour sa part, en train de réfléchir à entreprendre cette démarche de manière groupée, indique Stéphane Klopfenstein, directeur adjoint du Réseau évangélique suisse (RES). «Peut-être qu’en faisant avancer ce processus de reconnaissance, cela donnerait un autre statut aux Eglises du REG et que cela suffirait pour que les baptêmes soient acceptés sans problème à l’avenir», exprime-t-il. Et d’ajouter: «Mais ce n’est pas sûr pour autant, donc il est important de tenir compte de l’avis des Eglises membres du REG.»
Objections de conscience et désobéissance civile
Du côté du pasteur Jean-René Moret, la question est pourtant tranchée: «L’exercice de la liberté religieuse n’a pas à être soumis à cette démarche.» Et d’expliciter encore une fois: «C’est une ingérence de l’Etat dans un domaine qui n’est pas le sien. En agissant de la sorte, l’Etat pose des conditions à la liberté religieuse et tient une liste des organisations religieuses qu’il juge acceptable ou pas.»
Serait-ce la question du mariage pour les couples de même sexe qui continuerait de peser pour les Eglises évangéliques? Le pasteur de Cologny préfère pointer du doigt la question de la primauté du droit sur les convictions religieuses: «Sur le principe, nous sommes respectueux des lois, la Bible nous engage même à respecter les autorités», précise-t-il. «Pourtant, il y a eu dans l’histoire, des cas d’objections de conscience et de désobéissance civile. Je pense notamment à Martin Luther King lors de la ségrégation ou des gens qui ont aidé des Juifs à passer la frontière sous le IIIe Reich»
Affaire pas finie
L’Eglise évangélique de Cologny a donc décidé de porter l’affaire au Tribunal fédéral, elle a déposé son recours le 6 février. «Ce recours a notamment pour but de rendre cette condition d’autorisation liée à cette reconnaissance par l’Etat disproportionnée et contraire à la liberté religieuse», souligne Stéphane Klopfenstein. Ses chances d’obtenir gain de cause apparaissent entières. Cette instance avait par exemple déjà contesté la formulation «à titre exceptionnel» dans l’article 6 de la LLE genevoise portant sur les manifestations, dans un arrêt datant de décembre 2021.
Par ailleurs, lors de la décision rendue par la chambre administrative de la Cour de justice de Genève, un des juges a tenu à faire part de son impossibilité à se soumettre à l’opinion majoritaire, jugeant cette obligation de s’enregistrer «inconstitutionnelle». Dans son opinion séparée, figurant dans l’arrêt du 20 décembre 2022, il rappelle que «le Rapporteur spécial des Nations Unies pour la liberté religieuse recommande de ne pas rendre obligatoire l’enregistrement d’une entité religieuse, en ce sens qu’avoir le statut d’entité religieuse enregistrée ne devait pas être une condition préalable pour exercer sa religion». Et d’ajouter: «Aucun enregistrement préalable n’est requis pour un quelconque groupe de citoyens, que ce groupe poursuive des fins politiques, syndicales, philosophiques ou autres. Seules donc les communautés religieuses seraient soumises à cet enregistrement préalable, discrimination que l’on peine à comprendre, et qui sous-entendrait que lesdites communautés et associations seraient intrinsèquement plus dangereuses ou moins dignes de confiance que n’importe quel groupe de citoyens.» Affaire à suivre, donc.
Une foi dérangeante
Si la chambre administrative de la Cour de justice genevoise explique sa décision par «le refus des requérants de signer la déclaration visant à respecter les droits fondamentaux», il n’en ressort pas moins des 40 pages de l’arrêt un positionnement pour le moins critique à l’endroit des expressions religieuses. Ainsi, aux yeux du Département, «la pratique d’un culte peut être bornée par la protection des droits et des libertés d’autrui». Il existe, à ses yeux, «un droit de l’athée et du croyant d’une autre religion à ce que l’intimité de sa foi ou de sa conviction ne soit pas heurtée sans nécessité.»
Il défend alors le système d’autorisation mis en place par l’article 6 de la LLE par «le choix politique de préserver la paix religieuse en protégeant la sensibilité religieuse unissant le croyant et sa religion ainsi que la sensibilité philosophique unissant l’athée et sa conviction.» Et d’asséner: «Il est légitime pour le législateur cantonal de reconnaître le droit des individus de ne pas être exposés, sans nécessité, à une pratique religieuse à laquelle ils n’avaient pas sollicité d’être confrontés.» Une proposition de «laïcité active», défendue par une «politique proactive», selon les termes mêmes du Département.