Quel impact aura le Covid-19 sur l’avenir des religions?
Depuis plusieurs mois, privées d’offices à cause de la pandémie de Covid-19, les communautés religieuses ne peuvent plus se réunir physiquement. Leurs fondamentaux basés sur la communion des fidèles sont mis à mal. Face à cette situation, les pratiques religieuses ont dû s’adapter, en migrant principalement sur le web. «Les responsables comme les membres des communautés exploitent d’autres réseaux pour générer des contenus très proches de ce qu’ils faisaient déjà avant la pandémie», explique le théologien Jean-Christophe Emery, directeur de Cèdres Formation, organe de formation théologique de l’Église réformée vaudoise. Offices à huis clos diffusés en streaming, témoignages vidéo, podcasts, groupes Whats’App sont devenus les canaux privilégiés.
«Selon le courant de pensée de "l’école de Palo Alto", on assiste à un changement de niveau 1, c’est-à-dire une simple adaptation à de nouvelles conditions. Il s’agit de changements internes au sein du système. Ces modifications s’adressent surtout aux mêmes cercles de fidèles», précise Jean-Christophe Emery. Cette première phase pourrait passer à un stade supérieur: avec un changement de niveau 2, tout le système serait amené à se modifier. Encore en pleine crise, seules des conjectures sont, pour l’instant, pertinentes. Or, si l’avenir reste incertain, le monde n’en est pas à sa première crise sanitaire. Quels effets les pandémies passées, comme la peste ou la grippe espagnole, ont-elles eus sur la société et ses religiosités?
L’impact de peste noire
«La peste noire (1348) a vu émerger des formes de "piété panique", comme par exemple le mouvement des flagellants (groupe de fidèles qui se flagellaient en public, ndlr.), en réaction à une épidémie qui a emporté près du tiers de la population européenne en quelques années», explique Nicolas Balzamo, historien des religions à l’Université de Neuchâtel. «La grippe espagnole (1918) a également été cause d’un certain regain de religiosité. Mais dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de phénomènes éphémères.»
Les grandes épidémies du Moyen-Âge ont pu néanmoins générer des modifications durables dans la vie religieuse. «C’est le cas des confréries de dévotion (des groupes de solidarité et d’entraide spirituelle, ndlr).» Selon l’historien, elles connaissent un essor au lendemain de la peste noire et perdurent, car la pandémie s’est conjuguée avec un phénomène d’exode rural, qui bouleverse notamment les structures familiales. «Passant de la campagne à la ville, les citoyens découvrent un univers nouveau et dangereux et recherchent donc un cadre religieux, une forme de sociabilité sécurisante», illustre Nicolas Balzamo.
Toutefois, la temporalité joue un rôle essentiel. À la différence du Covid-19, les épidémies du passé s’étalent sur plusieurs années, voire plusieurs siècles, à l’image de la peste dite de Justinien (541-767). Sans compter que la religion a depuis perdu du terrain. «Au Moyen-Âge et jusqu’au début de l’époque moderne, le discours sur l’épidémie et les catastrophes est toujours religieux: elles sont des épreuves envoyées par Dieu. Aujourd’hui, les cadres dominants de la pensée sont technicistes et économistes. Les questions religieuses en sont largement absentes, reflet de notre société sécularisée», constate Nicolas Balzamo.
Rééquilibrer sa vision du monde
«Selon une étude danoise de 2019, les catastrophes naturelles ont un impact positif sur la religiosité. Face à l’imprévu, à l’irruption de quelque chose d’extraordinaire, les sociétés humaines cherchent à transformer le chaos en cosmos, passer du non-sens au sens. L’effet est le même avec le Covid-19», relève François Gauthier, socio-anthropologue des religions à l’Université de Fribourg. Si une partie de la population remplit le temps mis à disposition par le confinement pour se gaver de films, d’autres s’interrogeront sur le sens de leur existence. «Nombre d’individus essaient d’intégrer le confinement, la pandémie et toutes les restrictions à leur système de croyances, quel qu’il soit», constate le psychologue Grégory Dessart, président de l’Association suisse de psychologie de la religion. Chercheur à l’Université de Lausanne, il travaille également en cabinet. «Lorsque la question de la religion était abordée, j'ai pu voir que les pratiques religieuses avaient généralement un pouvoir rassurant, même si dans certains cas, un recours accru et anxieux à ces pratiques pouvait mener à des cercles vicieux délétères.»
Pour Grégory Dessart, les systèmes de croyances, à un niveau individuel, peuvent être mis à mal. «Est-ce que ce qui se passe actuellement a du sens pour moi? Une personne qui a une vision apocalyptique du monde pourra peut-être mettre en résonance les événements actuels avec une vision du monde qui permet de les intégrer», explique-t-il. Et d’ajouter: «Quel que soit l’événement traumatisant, celui-ci va potentiellement impacter sa vision du monde. Si cela se passe à un niveau dit local, la personne aura la résilience nécessaire pour l’intégrer. Si cela concerne un niveau global, sa vision du monde peut être appelée à des remaniements forts pouvant excéder ses capacités du moment. » Par exemple, «à la suite de la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un regain de religiosité lié à l’impact traumatique et au désarroi moral face aux idéologies, notamment autoritaires qui ont mené à la catastrophe. Les gens ont donc eu envie de s’en détourner, en les remplaçant par autre chose, et la religion en a bénéficié», souligne Nicolas Balzamo.
La soif d’expérience
Actuellement, «on assiste à un boom des spiritualités dites alternatives, comme le yoga et autres méditations», note François Gauthier, qui ne voit pas les religions monothéistes en bénéficier. «Par contre, on va assister à une radicalisation des tendances religieuses qui existent déjà», poursuit le socio-anthropologue. «Le Covid-19 a donné un coup de pouce à cette tendance, qui tend à changer profondément la nature du christianisme qui devient New Age, charismatique et guidé par la réalisation personnelle. Les communautés se solidifient aujourd’hui sur internet, elles sont volontaires, très ponctuelles et la religiosité est moins une affaire de foi appuyée sur la raison qu’affaire d’expérience.»
Mais tous les croyants n’ont pas attendu la pandémie pour se tourner vers cette quête de soi et d’expériences. Dans les années 1970 déjà, aux États-Unis «l’essor des méga-églises et des télévangélistes répond aux codes du marketing et de la société de consommation, opérant ainsi un changement systémique de niveau 2», ajoute Jean-Christophe Emery.
Vers un changement systémique?
Avec le déconfinement progressif en Europe, «j’imagine un retour des communautés à leurs pratiques traditionnelles, même si le web est devenu un acquis. Par contre, je pense que l’avenir nous confrontera à d’autres pandémies ou des chocs en lien avec la crise climatique. Ces différentes expériences pourraient engendrer un changement systémique du christianisme. On le voit déjà poindre avec l’essor de nouvelles formes d’Églises», estime Jean-Christophe Emery. «En Occident, le christianisme se questionne et tâtonne de toutes parts. D’ailleurs, la sécularisation l’y contraint.»