Les évangéliques, victimes d’amalgames?
Le documentaire Les évangéliques à la conquête du monde, co-écrit par le sociologue des religions Philippe Gonzalez de l’Université de Lausanne, pécherait-il par des raccourcis malheureux? C’est en tout cas ce qu’avance la Fédération protestante de France (FPF). Ce film en trois volets retrace l’expansion politique de la mouvance chrétienne fondamentaliste aux Etats-Unis, ayant largement soutenu l’élection de Donald Trump et le retour en arrière sur l’avortement. Le chercheur vaudois en est la caution scientifique.
Dès sa diffusion début avril sur Arte, la faîtière française, qui représente toutes les sensibilités protestantes (réformés, luthériens, évangéliques, etc.), a réagi en dénonçant «un parti-pris éditorial, qui crée un amalgame choquant entre l’évangélisme américain nationaliste et les évangéliques français», qui refusent d’être «associés à ces dérives».
En cause? Des raccourcis que Christian Krieger, président de la FPF, détaille volontiers. Comme cette séquence où une église évangélique française est montrée au moyen d’un extrait de la visite de la journaliste Christine Kelly dans l’Eglise Martin Luther King de Créteil. La voix off rappelle alors sa collaboration des années durant sur la chaîne CNEWS avec Eric Zemmour, connu pour ses prises de position ultra-conservatrices. Un autre séquence montre l’aumônier parlementaire évangélique Thierry Le Gall avec le sénateur anti-avortement Bernard Fournier, s’accordant sur le fait que «certains courants politiques» tenteraient de détruire l’héritage culturel chrétien en France. «Des juxtapositions malhônnetes», selon Christian Krieger.
Contacté, Philippe Gonzalez récuse toutefois toute volonté d’amalgame, «les différences de discours entre évangéliques» étant à ses yeux «bien représentées à l’écran, grâce à un panel équilibré d’interlocuteurs». Quant à la séquence filmée à l’Assemblée nationale, «celle-ci visait simplement à démontrer la porosité réelle entre évangéliques et catholiques», indique-t-il.
Peu politisés
Dans son communiqué, la FPF expose avoir suggéré à Arte de modifier le titre du documentaire par «des évangéliques» pour faire place à plus de nuance. Ou encore «dans un esprit collaboratif», de se mettre «à la disposition d’Arte et de l’équipe de production afin qu’un quatrième volet consacré spécifiquement aux évangéliques en France puisse être réalisé» – des demandes restées lettre morte.
Pour Jean-Baptiste Lipp, président de la Conférence des Eglises réformées romandes, «mettre tous les évangéliques sous la même dénomination est effectivement un abus, le protestantisme tout entier étant une nébuleuse». Le monde évangélique est complexe, atteste Jean-Christophe Emery, directeur de Cèdres Formation, organe de formation théologique de l’Eglise évangélique du canton de Vaud (EERV). Entre les fondamentalistes, «qui font une lecture littéraliste de la Bible», les pentecôtistes et les charismatiques, «qui mettent l’accent sur l’émotion personnelle dans l’expérience religieuse», ou encore les adventistes «plutôt focalisés sur l’arrivée de la fin des temps» et les mennonites, «marqués par un fort pacifisme», les sensibilités sont plurielles.
«Les évangéliques européens, comme le reste de la population, votent avant tout en fonction de leur appartenance sociolinguistique et géographique», relève, de son côté, Olivier Favre, pasteur évangélique à Neuchâtel et ancien collaborateur à l’Observatoire des religions en Suisse de l’UNIL. Rien qu’en Suisse romande, les évangéliques voteraient donc «différemment selon qu’ils habitent à Genève ou à Berne, et pas systématiquement pour les extrêmes».
Même constat pour Jean-Christophe Emery: «Si en Europe, le degré de politisation peut varier entre les différents courants, celui-ci reste en général assez faible.» Il se garde toutefois de «faire de l’angélisme. Certains discours évangéliques, nourris par la doctrine religieuse, ont parfois une portée politique. Notamment sur les questions éthiques.»
Supériorité
Selon Christophe Monnot, maître de conférences en sociologie des protestantismes à l’Université de Strasbourg, beaucoup d’évangéliques se sont «élevés contre le trumpisme ou le bolsonarisme, sans que cela n’empêche pour autant pas un amalgame entre évangélisme et extrême-droite.» «Cette confusion est similaire à celle qui peut être faite entre musulmans et islamistes», constate Olivier Favre. Une défiance qui aurait même «tendance à s’institutionnaliser».
Sur son blog, le théologien et pasteur à l’Eglise protestante de Genève (EPG) Philippe Golaz parle en effet, à l’égard de ce documentaire, de certaines «réactions triomphalistes émanant des milieux réformés». «Certes, nous sommes en perte de vitesse, alors que les évangéliques semblent mieux tirer leur épingle du jeu. Mais cela ne doit pas nourrir en nous un sentiment de supériorité», écrit-il.
Pour Jean-Baptiste Lipp, l’université serait elle aussi partiellement responsable de cette stigmatisation: «Il existe une méfiance généralisante envers les évangéliques de la part de certains universitaires, qui postulent que leur théologie n’est pas critique et se présente comme détentrice d’une vérité.»
Christophe Monnot croit cependant à la neutralité des universitaires face à ce «sujet sensible». Pour autant, admet-il, «l’étude d’une frange particulièrement active, au sein d’un mouvement religieux, peut donner l’impression qu’on le réduit à ses marges. Or la majorité des évangéliques n’a pas de comportements problématiques ni d’inclinations extrémistes.»