Comment les Bouddha ont remplacé les nains de jardin
Ils sont partout: sur les murs et les terrasses, dans les salons et les salles de bain. Depuis quelques années, les éléments de décoration inspirés du bouddhisme ont envahi nos espaces de vie, sans attache réelle pour autant avec le cœur de cette religion. Explications.
«Les nains de jardin ont disparu au profit du Bouddha», assène tout-de-go l’anthropologue française Marion Dapsance, auteure de Qu’ont-ils fait du bouddhisme? (Ed. Bayard), pour décrire la tendance qui s’est emparé de nos espaces de vie. Que cela soit dans les magasins de décoration ou de jardinage, les figures du Bouddha trônent en effet, depuis quelques années déjà, en maître absolu – accompagnées tantôt de leurs jardins zen ou autres images à vocation relaxante.
Mais que s’est-il donc passé pour que ces références religieuses se soient démocratisées au point de ne devenir qu’une tendance déco de plus? Car pour l’anthropologue, ce que l'on considère souvent comme une «simple philosophie», le bouddhisme, se rapproche davantage du champ religieux. «Si on définit la religion comme voie de salut – soit une voie de sortie des souffrances liées à notre condition humaine avec des pratiques rituelles –, alors le bouddhisme est bien une religion», affirme-t-elle.
Récupération commerciale
De son côté, Elizabeth Fischer, professeure au département Design Mode et Bijou à la Haute École d’art et de design (HEAD) à Genève, ne s’étonne aucunement de ce trend: «Dans le système capitaliste de consommation, tout peut être source d’inspiration; et la mode mange à tous les râteliers.» On parle alors d’appropriation culturelle, qui n’est pas sans effets: «Quand un élément religieux entre dans le monde de la mode ou de la déco, devient "tendance",on va le détacher de sa source. Tantôt objet de vénération, il va devenir un objet de décoration pris pour son seul potentiel esthétique.»
Force est de constater que cette imagerie d’inspiration bouddhique a atteint des sommets en termes de propagation. Pour Olivier Bauer, professeur de théologie pratique à l’Université de Lausanne, le succès de cette tendance «va de pair avec tout un imaginaire orientalisant, qui va de l’attrait pour les activités de yoga à la gamme d’aliments baptisée "Karma" à la Coop.» Ce qui attire le consommateur? «C’est à la mode et en même temps pas très impliquant en termes d’identité, donc inoffensif», pose le théologien.
Sélection spirituelle
«En achetant ces objets de décoration, on s’offre une spiritualité sans engagement. C’est une vision très utilitariste, qui rejoint la vague de livres sur la méditation grand public, présentée comme une sorte de recette pratique, presque magique, que toute le monde pourrait appliquer pour transformer sa vie, mais sans aucune dimension religieuse», décrit Marion Dapsance. Tout le contraire donc d’un catholique qui placerait une statue de la Vierge dans son jardin ou un juif qui accrocherait une mezouzah sur sa porte d’entrée. Plus qu’un signe identitaire, «ce dernier se place ainsi sous le regard de Dieu, alors que les bouddha en statue ne représentent aucune autorité pour leurs propriétaires», compare-t-elle.
Mais alors, pourquoi s’intéresser à un univers religieux? «Les signes religieux sont devenus des symboles parmi d’autres, mais portent malgré tout en eux la promesse, pour beaucoup de gens, d’un petit supplément d’âme», explique la sociologue Irene Becci, directrice de l’ Institut des sciences sociales des religions à l’Université de Lausanne.
«Cette figure du Bouddha renvoie, pour les Asiatiques, non seulement à un personnage historique mais aussi à tout un tas de notions métaphysiques. En revanche, pour un Occidental, celle-ci ne fait plus référence qu’à une espèce de vague spiritualité, évoquant de manière imprécise le bien-être, l’harmonie, la paix», stipule à son tour Marion Dapsance.
«C’est typiquement ce qu’on appelle en sociologie des religions le phénomène de l'exotisme religieux, où l’on sélectionne certains traits d’une croyance ou religion seulement, en excluant ceux qui conviennent moins», poursuit Irene Becci. «On prend le positif – la joie, l’affirmation de soi, la zen attitude – en laissant de côté les règles de vie ou autres contraintes liées aux contextes culturels réels.»
Un cas particulier ?
Cette appropriation culturelle peut «d’autant plus se faire lorsqu’il s’agit de religions lointaines», pointe d’ailleurs la sociologue. «Le rapport peut alors être plus ludique, puisqu’il se fait sans confrontation directe avec les croyants sur place.»
Ce serait d’ailleurs ce qui se joue avec les pendentifs ou tatouages en forme de croix chrétienne, selon Olivier Bauer. «Si tous ceux et celles qui portent une croix autour du cou fréquentaient les églises, elles seraient régulièrement pleines!» s’exclame-t-il. «Il y a aujourd’hui un tel désintérêt pour le christianisme qu’il est devenu exotique en soi, et ses symboles peuvent à leur tour être réinvestis de manière purement esthétique.»
Ce n’est évidemment pas toujours le cas: «Les chapelets autour des rétroviseurs des voitures ont une fonction de protection», précise-t-il. «Et comme les sirènes tatouées sur les bras des marins, la croix peut aussi fonctionner comme symbole identitaire, notamment dans certains gangs latino-américains.»
Fine observatrice des tendances, Elizabeth Fischer pointe la part de «paradoxal» derrière ces usages: «On voudrait que la figure du Bouddha ou le crucifix nous apporte un supplément de sens à nos existences, qu’il nous indique quelque chose de l’ordre d’une voie spirituelle, mais en même temps, quand on les réduit à des objets de déco qui seront démodés trois ans plus tard, on les vide de leur sens.»