Renouer avec une articulation au social qui soit fructueuse n’est pas simple
Cher Monsieur,
J’ai lu vos lignes. Vous avez été «choqué», dites-vous, par ma manière de me démarquer des Églises qui auraient été «séduites par la tentation d’organiser la société selon les valeurs de l’Évangile».
Je comprends pleinement votre réaction. Et, effectivement, ce bout de phrase mérite explicitation. D’où le présent envoi (j’aurais été ou serais heureux que Réformés en profite pour un petit échange de fond, mais les habitudes rédactionnelles ne prévoient pas de réaction au «Courrier des lecteurs» ; ce serait vite sans fin, et la règle veut qu’on donne la parole aux réactions reçues, sans autres, sauf régulation minimale: énoncés tombant sous le coup de la loi ou atteinte aux personnes).
Liminairement, pour le contexte: j’avais eu un échange téléphonique avec la rédactrice, elle a ensuite construit une interview, me l’a envoyé et j’ai corrigé une ou deux choses. J’aurais aussi dû corriger la phrase incriminée, ne l’ai pas fait et le regrette, mais c’est donc de ma faute.
Sur le fond maintenant. On touche à une question difficile, et qui a traversé toute l’histoire du christianisme, celle des rapports entre le religieux, ici chrétien, et le social ou le civil.
Touchant ce qui se tenait à l’arrière-fond de ma réaction, il y a, d’abord, que les Églises sont aujourd’hui entraînées dans du repli communautaire (à l’interne, la gestion de leur propre boutique) et communautariste (à l’externe, la société donc). C’est un effet d’une donne sociale plus large, qui les détermine sans même qu’elles en aient conscience. Elles sont ici entraînées dans un processus de sectarisation soft (il y a en a aussi de dures!) et dans de l’affirmation d’identité autocentrée. Et, dans l’EERV, la législature encore en cours a illustré dramatiquement cette pente, dès la déclaration d’intention du CS d’ailleurs (évoquer aujourd’hui des difficultés de «gouvernance» cache à mon sens les problèmes de fond, ou en sont un symptôme).
Mais renouer avec une articulation au social qui soit fructueuse n’est pas simple. Et ces dernières décennies, les perspectives et engagements la prenant en charge ont été à mon sens piégés, faute d’une réflexion de fond tant sur ce qu’est la fonction propre des religions que sur les manières de penser ce qu’est une société, traversée d’instances à différencier, à commencer par celles du civil et du religieux, mais aussi du politique (qui n’a pas à sursumer le civil, mais à le réguler et à en permettre les meilleures expressions possibles), du savoir (voir, en contre-exemple, le créationnisme), du culturel, etc.
C’est dans ce contexte que s’inscrit le bout de phrase incriminé: «organiser la société selon les valeurs de l’Évangile». Si les Églises entendent cela tel quel, elles seront au fond totalitaires. Donc, pour moi, Oui pour une pertinence du religieux au cœur du social, mais Non à une organisation du social directement fonction de donnes religieuses.
On a connu et connaît des projets d’organisation de la société au nom du christianisme ou de l’Évangile qui sont «de droite». Ainsi le Syllabus romain de 1864 —à vrai dire, stupéfiant!— ou aujourd’hui une pente de l’évangélisme (au sens de l’evangelical, anglo-saxon, et non de l’allemand evangelisch, qui veut dire protestant et devrait être traduit ainsi!). A ce propos, je vous mets le lien d’une série de trois émissions récentes sur Arte, qui valent le détour (elles ont été diffusées le soir du 4 avril et devraient encore être accessibles).
Mais si on a connu et connaît de tels projets «de droite», il y en a eu ou il y en a aussi «de gauche», et notamment, en christianisme, à partir des années 1960. Ils sont moins présents aujourd’hui, suite au reflux des messianismes (hors phénomènes de radicalisation, s’entend, en christianisme, en islam et autres), mais sont toujours une tentation. Et quand ils sont là, ils méritent, sur le fond, ma mise en garde, malheureusement mal exprimée dans Réformés…
Je mets en pièce jointe du courriel de ce jour un article de revue dans lequel je touche à ces questions du rapport entre société civile et religions, avec l’invitation à remettre sur le métier tant la réflexion sur le religieux que celle sur la société.
Je vous remercie de votre attention (et suis un peu désolé de la longueur de mon texte) et vous envoie, cher Monsieur, mes sincères salutations
Pierre Gisel