Jardins Divers, une recherche pionnière de mixité sociale
Au premier étage, la grande salle aux vitres baignées de lumière accueille cette après-midi une série de bambins, en arc de cercle, les yeux et les oreilles rivés sur une conteuse. Art-thérapeute du quartier, Ania Bloch a apporté une haute pile de livres. Elle y pioche pour emmener, pas à pas, son petit public captivé dans une série de mondes imaginaires. Son intervention est bénévole, après un «coup de cœur» pour Jardins Divers. Non contente de proposer cette lecture, elle a elle-même déposé des flyers dans le quartier, rameutant des mamans, dont certaines s’installent au fond avec leurs poussettes, et souvent plusieurs enfants. «J’ai été touchée par ce lieu parce qu’il est vraiment ouvert à tout le monde. Je ne connais pas d’équivalent en matière de mixité sociale. Tous les endroits conservent des formes de préjugés... Même dans une bibliothèque, les gens ne peuvent pas faire autant de choses.»
Effectivement, pendant la lecture, dans un autre coin, autour de tables garnies de plantes, deux hommes lisent, pianotent sur leur téléphone, tout à leurs affaires. Benoît*, 72 ans, vit et travaille au centre de Lausanne comme analyste socio-économique pour une ONG. Il vient ici deux après-midi par semaine, lors des temps d’accueil. «L’atmosphère est cordiale. Je viens pour me reposer, décharger le stress. Il n’y a pas trop de bruit ni trop de gens. Je suis musulman et je vais parfois à la mosquée. Mais j’assiste parfois aux cultes ici aussi, parce que certaines idées m’intéressent.»
Baby-foot et formation pastorale
En matière de silence, tout est relatif. Derrière la porte, dans le couloir sonore, les fous rires tonitruants d’une équipe partageant une partie de baby-foot retentissent, couvrant parfois la voix d’Ania Bloch. Pas de quoi déranger, au sous-sol, une équipe de futurs pasteurs qui travaillent avec un responsable de l’Office protestant de formation et une comédienne, à poser leur voix, occuper l’espace, singulariser leurs discours... Ils ont même pu se servir du temple pour apprendre à s’adapter aux conditions acoustiques.
Avec une dizaine de groupes ecclésiaux ou non, officiellement accueillis dans le lieu, comment faire cohabiter des besoins et des publics très différents? L’équipe de Jardins Divers a d’abord choisi de fixer des plages horaires: le Mouvement des peuples du Simplon, qui accompagne les personnes sans toit, occupe la maison le samedi toute la journée ainsi que le dimanche après-midi. «Par le passé, nous étions accueillis dans l’église Saint-Laurent. Mais nous cherchions un endroit où les gens se sentent à l’aise, à l’abri du regard des passants, en sécurité. Ils ont besoin de prendre un café, un repas, d’être soulagés de la fatigue de la journée...» explique Bruno Cortesao, président du mouvement. Ils trouvent aussi à manger dans un frigo toujours garni par l’association FreeGo, qui récupère les invendus de certains commerçants. Ils trouvent à parler... ou à jouer au baby-foot. «Quand ils entrent ici, ils se transforment et sont en paix. Le pire, à la rue, c’est la solitude.»
A midi, quatre jours par semaine, des enfants d’un accueil parascolaire voisin sont accueillis pour le repas – une demande de la Ville, qui a contribué à rénover les bâtiments. Le mercredi de 15 à 18h, c’est une permanence pour les populations roms, ouverte par l’association Opre Rrom, en parallèle de l’accueil inconditionnel de Jardins Divers. «Auparavant, nous étions dans une maison du quartier du Vallon. C’était très axé sur les enfants. Ici, c’est plus large. Et certaines de nos familles partagent des problématiques communes à celles des Peuples du Simplon», assure Véra Tchérémissinoff, présidente d’Opre Rrom. Entre les groupes présents, les projets et envies de collaboration ne manquent pas: projections de films pour faire connaître la culture rom, permanence médicale pour les sans-toit... Dès septembre, de nouvelles offres devraient voir le jour.
Une charte en quatre principes
Pour que la cohabitation reste harmonieuse, quelques règles communes ont été fixées. Monika Bovier, diacre coresponsable du lieu, désigne la charte qui régit celui-ci, affichée sur une porte. Pas de règlement interminable, juste quatre principes explicités: respect, gratuité, animaux (bienvenus s’ils sont pris en charge avec responsabilité), téléphones et cigarettes à l’extérieur. «On voulait quelque chose de court. Finalement, le mot ‹respect› englobe tout.» Jusqu’ici, il y a eu peu de difficultés. «Certaines personnes buvaient de l’alcool devant l’entrée, il a fallu faire des remarques. Et un seul groupe (une communauté pro- testante, NDLR) a manqué de respect à d’autres quant aux règles fixées. La collaboration s’est arrêtée.»
Au quotidien, la maisonnée s’arrange parfois avec ces règles: la vie avant tout. Personne n’a repris Benoît et son voisin qui pianotaient allègrement sur leurs claviers. Et Monika Bovier elle-même sort son smartphone par moments, histoire d’immortaliser certains temps de vie. «Je démarre sur Instagram et TikTok.» Tahïko, son chien thérapeutique qui dispose de sa propre page Facebook, lui garantit une audience large sur les réseaux. «Je trouve ça sympa! Et d’un autre côté je n’aime pas être exposée tout le temps. Mais je me dis que je dois le faire, même si je n’ai aucune idée de l’impact réel. Il faut faire grandir la communauté...»
Pas sûr que cela plaise à Maria*, comme perdue dans les couloirs du sous-sol, au milieu des divers groupes accueillis cette après-midi-là. Bénévole de la paroisse du Sud-Ouest lausannois, qui avait autrefois des locaux ici, la jeune retraitée ne cache pas sa désapprobation face à toutes ces activités. «Je suis paroissienne ici depuis 33 ans. Je ne vais pas aux cultes, mais j’aide en vue d’une prochaine vente de paroisse. On nous a juste laissé un bout de cave...» explique-t-elle, désolée, en montrant une triste pièce aux néons froids, remplie de «bric-à-brac» à classer. «Jardins Divers, je ne comprends pas ce que c’est, je ne m’en mêle pas... Mais enfin, ce n’est pas très drôle de se retrouver exclu et relégué ici», soupire-t-elle. Effectivement, la paroisse a vu son espace de stockage drastiquement réduit pour laisser la place à d’autres activités. La manière dont certains groupes s’approprient le lieu passe mal. Et certain·es paroissien·nes s’offusquent des déchets (cannettes, mouchoirs...) retrouvés devant leur ancien lieu de culte.
Festival en septembre
Au-delà des règles fixées, la diversité et la cohabitation sont aussi affaire de respect au quotidien, avec qualité d’accueil à assurer à chacune et chacun – ce qui demande aussi des forces vives. Un véritable enjeu pour la petite équipe de Jardins Divers, lieu en construction, mais qui porte une vraie ambition de diversité et de mixité sociale. Pour le moment, les personnes présentes de manière régulière sont avant tout issues de réseaux que Liliane Rudaz, autre diacre coresponsable du lieu, connaît bien, comme ceux de la Pastorale de rue. «On aimerait faire venir davantage les gens du quartier», reconnaît Monika Bovier. Comment atteindre d’autres publics? Du 22 au 24 septembre, Jardins Divers organise trois jours d’événements pour se faire connaître: slam, exposition de peinture, conférences, culte le plus ouvert possible...
En attendant, pendant que Monika Bovier échange avec ses partenaires sur une terrasse improvisée devant l’entrée, les va-et-vient de poussettes continuent, pour assister à la séance de lecture de contes, qui s’achèvera par un goûter. Les voisines du quartier se sont déjà donné l’adresse.
Minifesti, festival haut en diversité, à Jardins Divers, du 22 au 24 septembre.
Infos sur www.eerv.ch/minifesti.