Renoncer au contrôle d’autrui
Dans le récit de Genèse 22, Dieu éprouve Abraham en lui demandant d’offrir son fils en sacrifice. Comment pouvons-nous lire aujourd’hui ce texte où le patriarche esquive de justesse un acte de terrorisme religieux?
EMMANUEL SCHWAB. Dieu ne souhaite pas qu’Abraham tue son fils au sens physique. D’ailleurs, dans le récit biblique, l’ange du Seigneur interrompt le geste meurtrier du patriarche. Ce qui doit mourir, c’est l’attachement, l’emprise qu’Abraham projette sur son fils, car cette attitude a une dimension narcissique.
Vous voulez dire qu’Abraham s’accapare la vie de son fils pour se réaliser soi-même ?
Oui, le fils est contrôlé par le père, qui considère sa progéniture comme son propre prolongement. Abraham entend maîtriser seul sa relation avec son fils. Isaac n’a pas de liberté. Donc, paradoxalement, ce texte signifie la libération d’Isaac de l’emprise paternelle d’Abraham.
Dans notre langage, «offrir en holocauste» signifie donc «rendre à Dieu» son fils ?
Quand Dieu demande à Abraham de sacrifier son fils, cela signifie, en langage moderne, que Dieu lui demande de lâcher prise sur son fils. Pour que la transition s’accomplisse entre le père et le fils, Abraham doit rendre à Dieu le descendant unique qu’il a reçu dans sa vieillesse. Il se l’est accaparé comme sa possession personnelle, ce qui paralyse toute évolution.
Rencontre-t-on, dans notre société actuelle, de telles tendances des parents à s’accomplir au travers de leurs enfants ?
Plus que jamais! Nous enfants sont ce que nous avons de plus cher, et il existe en nous une tendance tout-à-fait naturelle à vouloir tout faire pour eux. Ce mouvement est fondamentalement sain: nous sacrifions par exemple une partie de nos vacances pour le soutien et la formation de nos enfants.
Vous parlez là du sacrifice des parents pour leurs enfants. Or, dans le récit de la ligature d’Isaac, n’est-ce pas l’inverse qui se produit ?
Le basculement problématique se produit avec le raisonnement suivant: «J’ai tout sacrifié pour toi, donc tu as une dette infinie envers moi». Par exemple, le petit dernier est comme «ligoté» à la fonction de prendre soin de ses parents. S’il sent que ses parents vont s’effondrer à son départ, il a l’impression de tuer ses parents. L’enfant est alors surchargé par un enjeu qui ne lui appartient pas, quelque chose d’inaccompli chez ses parents. Cela semble être le cas d’Isaac, entièrement au service d’Abraham.
Il semble pourtant que les parents d’aujourd’hui soient moins autoritaires que ceux d’antan, l’enfant ayant plus de place pour s’accomplir?
Auparavant, la société conférait aux parents une fonction d’autorité vis-à-vis de leurs enfants. Cette relation de soumission a été remplacée par une relation beaucoup plus sournoise selon laquelle l’enfant doit réussir à faire briller le nom de ses parents. Dans la filiation d’aujourd’hui, l’enfant n’est plus soumis à l’autorité de ses parents, mais il est habité par le devoir de réussir pour satisfaire ses parents. Ces derniers veulent exister au travers de sa réussite sportive, scolaire ou professionnelle. L’enfant doit faire en sorte que ses parents l’estiment.
Un tel basculement du don en exigence est-il fréquent?
Cela se passe dans la plus normale des familles. Nous faisons bien de demander à nos enfants de réussir leurs études, mais il faut qu’à un moment donné, ils puissent se sentir libres de s’approprier ou non cette proposition. De toute manière, une partie des exigences des parents va devoir être refusée par leur enfant. Tous les parents ont un effort à fournir pour faire le deuil de certaines de leurs attentes vis-à-vis de leurs enfants. Ils ont investi un foyer commun qui à un moment donné doit se transformer, se vider afin qu’un autre foyer se crée ailleurs. Lors de cette transition, une partie de l’ancien foyer meurt.
Vous parlez de deuil, quel travail sur soi Abraham est-il appelé à accomplir?
Abraham doit retrouver une raison de vivre qui ne dépend plus de son enfant: «Sans mon fils auquel j’ai consacré toute mon énergie, que vais-je devenir?». Dans notre récit, le Dieu qui lui parle au travers de l’ange représente ce nouvel horizon qui naît dans son esprit. Marie Balmary, dans son ouvrage Le sacrifice interdit, Freud et la Bible (Paris, Grasset, 1986), soulignait que le substitut du sacrifice d’Isaac est un bélier et non un agneau, à savoir un adulte plutôt qu’un enfant. C’est donc le père qui est appelé à une transformation intérieure au travers d’un deuil très profond, et non le fils.
Faut-il donc différencier le Dieu du début du récit, qui appelle au sacrifice, et le Dieu de la fin du récit, qui interdit ce sacrifice?
Le Dieu du début et le Dieu de la fin du récit de Genèse 22 sont le même Dieu, mais ses attentes se sont transformées. Il s’agit de distinguer plusieurs phases dans le développement de la vie. Lors d’une première période, il était juste de s’investir fortement pour son enfant, mais maintenant il s’agit de le lâcher.
Selon le récit biblique, Dieu change donc d’attente envers nous au cours du déroulement de notre vie?
Oui, et il faut souligner la violence de ce changement: Ce à quoi l’on a consacré toute sa vie devient maintenant mortifère. La vie nous demande de faire l’inverse de ce que l’on a fait jusqu’alors. Globalement, dans un parcours de vie, plusieurs transformations se succèdent de l’enfance à la jeunesse, avec ses voyages, puis au mariage avec le soin aux enfants, etc. Chacune de ces étapes exige une adaptation qui n’est pas évidente.
La spiritualité est donc quelque chose d’évolutif?
Effectivement. Sur le plan spirituel, l’absolutisme est une rigidification de l’esprit qui refuse ce mouvement vers une phase successive de la vie. Lorsque la foi se crispe, on peut repérer les marques de l’intégrisme. Dans ce sens, le détachement bouddhiste est intéressant, car il nous fait bien saisir la radicale nouveauté en laquelle le cœur doit se tenir, loin des attaches du passé.
L’éducation des enfants n’est donc pas le seul exemple qui conduit à de telles épreuves de séparation?
En effet, l’existence nous conduit fréquemment à de tels moments plus ou moins dramatiques. Dans les meilleures familles l’on est obligé de passer par des transformations qui peuvent être effrayantes. On se crispe alors sur une situation temporaire en bloquant tout changement. Le divorce est une expérience de ce genre, que beaucoup de personnes doivent traverser, où une partie de soi doit mourir pour qu’une nouvelle étape puisse advenir.
Voudriez-vous dire qu’en fin de compte, c’est l’attache au passé qu’il faut sacrifier?
Lorsque nous avons le désir de tout donner à Dieu, nous devons nous attendre à ce que la réponse de Dieu soit autre que celle que nous nous imaginions. Cette notion d’attente est intéressante par rapport à l’épreuve. Quand nous sommes dans le désespoir, nous imaginons qu’il n’y a plus d’issue, et c’est à ce moment-là qu’une réponse différente peut apparaître de la part de Dieu. En général, cet horizon s’avère beaucoup plus riche ensuite, mais le passage de l’ancienne à la nouvelle perspective exige une séparation douloureuse.